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Channel: Zoé Balthus
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Boltanski crée des mythes

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Tiroir (1988) Christian Boltanski – Photographie de Zoé Balthus à Londres – collection privée (2010)
J'ai eu cette semaine la belle opportunité de m'entretenir avec le plasticien Christian Boltanski qui sera l'invité de France Culture pour une masterclasse le dimanche 5 mars au studio 105 de la Maison de la radio où le public est le bienvenu. Elle sera diffusée au cours de l'été sur les ondes de la chaîne.

Zoé Balthus – Je comprends votre travail comme une réflexion sur la mémoire. 

Christian Boltanski – Je ne travaille pas, vous savez, ce n'est pas du travail. D’ailleurs, je suis toujours embêté lorsque les gens veulent venir dans mon « atelier », je n’ai pas d’atelier (rires). Je mène plutôt une vie de réflexion. Il s'agit pour moi de réfléchir à des questions qui n'ont pas de réponse et de traduire ces questions si possible, d'une manière visuelle ou sonore dans mon cas.  

Zoé – Mais puis-je parler de votre « œuvre » ? 

Christian Boltanski – (Rire) Vous pouvez parler de mon « œuvre », oui, je dis bien que je suis « peintre » !

Zoé – Alors votre œuvre m’évoque le désir de garder en mémoire ce qui a existé, mais c’est peut-être une vision simpliste, vous allez l’éclairer davantage (rire).

Christian Boltanski – Chaque personne est unique, et chacune est très vulnérable, il y a une contradiction entre l'importance de chaque être et sa vulnérabilité. 

Alors, il y a eu ce désir chez moi d'explorer ce que l'on peut sauver.  Mais en fait, j’ai compris que l’on ne peut rien sauver. C'est une réflexion sur la possibilité de sauver une transmission.

Zoé – C’est ce que j’appelais le travail sur la mémoire.

Christian Boltanski – Oui, mais en réalité, chacun de nous est très vite oublié. J'avais appelé au début « la petite mémoire », ce que chacun de nous porte, ce qui nous fabrique. Il reste sur notre visage, quelque chose de tous ceux qui nous ont précédés, c’est un puzzle mystérieux. « La grande mémoire », elle, se trouve dans les livres et dans les grands récits.
C’est en fait un questionnement sur l'impossibilité de la transmission, l'impossibilité de conserver quelque chose.

Zoé – Cette conclusion est très pessimiste… vous êtes pessimiste. 

Christian Boltanski – Ah ! Je me suis beaucoup intéressé à la chance et à la destinée, et effectivement si l'on pense que les choses sont écrites quelque part, qu’il y a une raison aux choses, si on est religieux, on est plus optimiste que si l’on pense au contraire, comme moi, que tout est lié au hasard. On est en tout cas moins optimiste. 

Zoé – Vous réfléchissez à la condition humaine, vous êtes conscient que vous menez une vie de métaphysicien… !

Christian Boltanski – Oui, c’est une vie très intéressante. Je n'ai que des questions. Mais ce sont de vieilles questions que tout artiste se pose, il me semble. Pour moi, être humain, c'est chercher la clé à des serrures… Or moi, je ne pense pas qu'il y ait des clés, mais ce qui est intéressant c'est de chercher, pas forcément de trouver. Je déteste ceux qui trouvent !

Zoé – No hay camino, hay que caminar… Il n’y a pas de chemin, il n’y a que cheminement. Comment votre œuvre se nourrit-elle ? Trouvez-vous sa nourriture dans la littérature ?
Christian Boltanski – Oui. Mais tout nourrit. L'autre jour, j'ai assisté à un mariage à Malakoff et les gens soufflaient des bulles de savon autour des mariés. Ces bulles de savon ont nourri ma pensée. Je me suis dit que les morts sont comme les bulles de savon qui partent au ciel et puis éclatent. Voyez, ce n'est pas forcément les lectures, c'est tout et n'importe quoi.

Zoé – Vos installations, les reliquaires et autels, ces photographies de visages, avec les boîtes en acier et les lampes électriques, disaient cela a existé comme vos amas de vêtements… cela vient comment, d’où ?

Christian Boltanski – L'idée est de fabriquer des mythes, ils durent plus longtemps que les objets. Les objets n'ont pas d'importance, ils en ont de moins en moins. Je m'attache davantage à construire des mythes qu'à fabriquer des objets dont j’ai de moins en moins le désir.
Aujourd'hui, je fais des choses vouées à la destruction, très grandes, dans des endroits très lointains, presque inaccessibles, et je les laisse disparaître.
J'ai une fondation au Japon, un endroit où je collectionne les battements de cœur. Aujourd'hui, j'en ai plus de 100.000 (cœurs battant), Les Archives du cœur, et donc c'est en pleine mer du Japon, sur la petite île de Teshima. On peut y aller, c'est un endroit connu, mais c'est un long voyage même de Tokyo. 
Dans le même ordre d’idéesil y a un homme, un collectionneur David Walsh, qui a acheté ma vie en Tasmanie et qui me filme jour et nuit et si on va là-bas, on peut m’y voir. Il y a des moniteurs qui retransmettent en direct et en différé. Mais personne ne va jamais en Tasmanie. 
Voilà, ce sont plutôt ces choses-là qui m'intéressent aujourd'hui, donc il n'y a pas l'idée d'un atelier ou de vrai travail. 

Zoé – Quelles sont vos dernières œuvres et vos projets ?

Christian Boltanski – Ma dernière œuvre est une installation de quatre ou cinq cent petites clochettes au nord Québec dans la neige. Ellestintent dans le vent, font une petite musique. C'était il y a un mois. Elle s'appelle Animitas. J'avais déjà monté le même projet dans le nord du Chili dans le désert d'Atacama, histoire de parler avec les fantômes. Je les laisse sur place, puis elles finissent par disparaître avec le temps. 
Mon prochain projet, ce sont de grandes trompettes ou plutôt de grandes trompes que je construis en ce moment et qui seront installées sur des pylônes en Patagonie et quand le vent va s'engouffrer à l'intérieur, elles recréeront le chant des baleines. Elles sont situées sur un site extrêmement difficile à atteindre en bordure d’océan, où il y a un sanctuaire de baleines. Ce n'est pas secret, mais personne ne va jamais y aller. Je réalise des vidéos et des photographies. Voyez, c'est cela la construction d'un mythe : un homme a essayé là-bas de parler aux baleines.


Divino # Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer]

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« Il fit porter à des centaines et des centaines de figures à peine plus grandes que ses mains, la vie de toutes les passions, la floraison de tous les plaisirs et le poids de tous les vices »  – Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin, Œuvres I Prose (Ed. Seuil)


Seul contre tous, le sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) a su imposer, son droit absolu de créer comme il l’entendait, en inventant des techniques, en brisant des tabous, en restant résolument attentif à ce que lui soufflait sa nature, à ce que lui inspirait la Nature. 


Toute sa vie, il a eu à lutter contre son époque. Il s’est construit sur ses échecs, il a bâti une œuvre extraordinaire malgré les entraves et les scandales. Il n’a jamais renoncé à ce qu’il était, ni renié ce qu’il admirait, et a inscrit sa vision d'avant-garde dans l'Histoire de l'Art.

Epris de vérité, de sensualité, de chair et de mouvement, il est un modèle d’affranchissement. A 64 ans, le sculpteur pouvait affirmer : 
« Je suis le plus heureux des hommes parce que je suis libre [...] ma plus grande joie est de me sentir libre intérieurement, c’est-à-dire émancipé de tout mensonge artistique ».
La carrière de Rodin a connu de multiples obstacles avant de s'épanouir enfin. A presque 37 ans, il n'est encore qu'un ouvrier-artisan et redoute d'être condamné à le rester jusqu'à la fin de ses jours. Il place tous ses espoirs dans le Concours du Salon des Artistes français en 1877 où il présente un nu masculin L’Âge d’airain, une œuvre à laquelle il a consacré toute son énergie et son talent pendant plus de deux ans. 

Là, contre toute attente, cet inconnu sorti de nulle part et son pur chef-d’œuvre s’attirent les foudres de l'Académie, bousculée dans ses fondements.

Accusé de tricherie, Rodin outragé se défend avec force. Le scandale éclate. Après une enquête aussi longue qu’inutile, il est finalement blanchi. L’affaire a eu l’avantage de répandre son nom dans les ateliers, parmi la jeune génération d’artistes jusqu'aux plus hautes sphères de l'Etat. 

Le Penseur - Auguste Rodin (c) Zoé Balthus

Bientôt, les institutions lui offrent une première commande publique en réparation de l’humiliation subie : une porte destinée au futur Musée des Arts décoratifsde Paris.Rodin devient aussitôt un artiste en vue et très vite un grand maître d’atelier. 

L’épreuve de l’Âge d’airain n'a fait que renforcer sa détermination à se dépasser. La création d’un monumental chef-d’œuvre est une nécessité, c'est une affaire d'honneur et de revanche.

Inspiré par l’œuvre de Michel-Ange, – le maître auquel il ose désormais se mesurer –, mais aussi par la statuaire gréco-romaine, La Porte du Paradis du baptistère de Florence, La Divine comédie de Dante et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, le sculpteur passe plus de vingt ans à ériger la plus importante sculpture du XIXe siècle :  La Porte de l’Enfer. 

A la fois, journal intime, laboratoire de toutes ses audaces et réservoir de l'essentiel de ses chefs-d’œuvre, dont Le Baiser et Le Penseur, toutes ses inspirations et ses techniques s’y expriment.

Rien depuis Michel-Ange n’avait atteint une telle magnificence. LaPorte de l'Enfer– conservée à l’abri des regards pendant les deux décennies qui ont suivi sa commande – est l'énigmatique matrice de toute l'œuvre du sculpteur.  

Divino # Inferno, [Et Rodin créa La Porte de l’Enfer]

Un film de Bruno Aveillan,  écrit par Zoé Balthus et Bruno Aveillan (2016) – Notre reconnaissance au plasticien Mircea Cantor qui a réalisé pour le film une performance inédite dans l'enceinte du musée Rodin
Avec les voix de Denis Lavant et Elsa Lepoivre (Sociétaire de la Comédie française)
Produit par ARTE, La Réunion des Musées Nationaux, Les Bons Clients, QUAD,  Fix Studio, NOIR

La légende de l'Empereur de Jade

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Bestiaire est la proposition de numéro 6 de La moitié du Fourbi dont voici le sommaire :  Nimrod (poème), Marc Bergère (Encre) / L’Éléphant  Eduardo Berti / L’œil de l’Oulipo : Grègueries animalières  Hélène Frédérick / En creux, une présence  Hugues Leroy / Une terrible affliction  Francis Tabouret / Ancre mordant les nuages  Monica Irimia / Le gibier providence  Coline Pierré (texte), Aline Bureau (dessin) / Ugly Animal Preservation Society  Anthony Poiraudeau / Une tache aveugle endormie contre soi  Dominique Quelen / Animaux en plastique  Ernst Haeckel (1834-1919) / Histoire naturelle du modernisme  Frédéric Fiolof / Exercice d’apprivoisement  Zoé Balthus / La légende de l’Empereur de Jade  Hélène Gaudy / Conversation avec Joy Sorman et Abraham Poincheval  Danièle Momont / Puisque nous sommes réveillés  Ernest Menault (avec un apéritif d’Éric Dussert) / Sévir dans les vignes  Anne Maurel / Se faire l’œil sauvage  Charles Fréger (Photographies) / Yokainoshima  Amandine André / Instruction pour la bête  

L'animal à 17 têtes à paraître le 16 octobre prochain, peut se pré-commander jusqu’au 7 octobre, à tarif et à frais de port réduits.

Le beau scandale de "Parade" en 1917

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Rideau de scène de Parade – 1917 – Pablo Picasso - Exposé au Théâtre du Châtelet – Photographie du 15 mai 2016 (c) Zoé Balthus


Aux notes de machine à écrire, de sirènes et autres bruits incongrus se sont rapidement mêlés les cris et sifflets du public parisien, à la première du ballet Parade, le 18 mai 1917 au Théâtre du Châtelet. Oeuvre collective du compositeur Erik Satie, du poète Jean Cocteau, du peintre Pablo Picasso et du chorégraphe Léonide Massine, le ballet, produit par Serge de Diaghilev, fut qualifié de "sur-réaliste" par Guillaume Apollinaire dans la note de programme. Cent ans plus tard, l'écrivaine Zoé Balthus, dont le roman Parade Jeunesse d'Eternité vient de paraître, revient sur la genèse de ce spectacle poétique qui fit scandale, à l'époque, en pleine "année terrible" de la Grande Guerre. 

« S.P. 129. Mme C. : 22 mai 1916

Ma chérie,

Il y a la guerre. La dune saute et le ciel s’écroule. On ne ferme plus l’œil et les Boches nous survolent toute la nuit. […] Une lettre d’Erik Satie me réconforte. Il est ridiculement et délicieusement modeste, mais je devine entre les lignes qu’il travaille sur une bonne pente.

T’embrasse. Jean» 

Cette lettre de Jean Cocteau, alors âgé de 26 ans, fut adressée à sa mère depuis le front de Nieuport, dans les Flandres où le jeune homme était ambulancier auprès des fusiliers marins. Réformé, il s’était engagé en 1914 comme convoyeur dans la Section d’ambulances aux Armées,sous les ordres du comte Etienne de Beaumont. « Je n’aurais pas dû m’y rendre à cette guerre de 14 parce que ma santé me l’interdisait. Je m’y suis rendu en fraude avec des convois de Croix-Rouge. Et puis, je me suis glissé en Belgique, à Coxyde-ville. J’ai glissé à Coxyde-Bains parmi les fusiliers marins, on m’a oublié. Les fusiliers marins m’ont adopté, j’ai porté leur uniforme et j’ai fini par croire que j’étais fusilier marin. », racontera-t-il plus tard.  

Et si le poète évoquait dans cette lettre le musicien Erik Satie, c’est qu’il se réjouissait d’être parvenu à enrôler le quinquagénaire pour exhumer un ancien projet de ballet, intitulé David, qui lui tenait à cœur. 

Le mois précédent, Valentine Gross, amie commune aux deux hommes, avait emmené Cocteau, alors permission à Paris mais moral en berne, assister à un Festival Satie-Ravel, qui se déroulait dans l'atelier du peintre suisse Emile Lejeune, au 6 rue Huyghens, dans le quartier de Montparnasse. Il s'agissait d'une des premières manifestations de la société Lyre et Palette, initiative que l’on devait à Blaise Cendrars qui avait convaincu Lejeune d’ouvrir de temps en temps son immense atelier aux artistes du quartier afin qu'ils puissent continuer à s'exprimer et vivre de leur art, car les salles de spectacles traditionnelles étaient rares à demeurer en activité et coûteuses à louer, en cette période de guerre.

A l’écoute du récital de Satie, Cocteau eut aussitôt envie de relancer son David avec le compositeur des Gnossiennes qui accepta son offre. Le projet, resté en souffrance depuis que le Russe Igor Stravinsky lui avait refusé sa collaboration, deux ans auparavant, avait été initié pour épater Serge de Diaghilev. Il avait vingt ans à peine lorsqu’il avait rencontré pour la première fois ce Russe fascinant qui, avec ses Ballets, « éclaboussait Paris de couleurs ». L’éminence grise des Ballets russes, après l’échec du Dieu bleu créé par Cocteau,en 1912, lui avait lancé cet inoubliable : « Jean, étonne-moi ! ».« L’idée de surprise, si ravissante chez Apollinaire, ne m’était jamais venue », fera valoir plus tard Cocteau. 

La bataille de la Somme, le grand bal de la France 

Il espérait être bientôt détaché à Paris afin de regagner le nid maternel, rue d’Anjou, de reprendre sa vie artistique et mondaine surtout d’œuvrer à son projet rebaptisé Parade, qu’il entamait avec Satie. Il l’exaltait au plus haut point. Mais il lui fallait aussi rallier un peintre pour les décors, les costumes et le rideau de scène. Il eut alors le génie de proposer le projet à l’Espagnol Pablo Picasso rencontré en 1915 par l’entremise du compositeur Edgar Varèse, alors amant de Valentine Gross. Le peintre se fit désirer quelques mois avant de lui donner une réponse positive. Picasso traversait une période douloureuse depuis le décès, en décembre 2015, de sa compagne Eva et de la blessure de son meilleur ami Guillaume Apollinaire, sous-lieutenant artilleur, qui venait de rentrer du front, un éclat d’obus fiché dans la tempe droite. En ce mois de mars 1916, Picasso allait régulièrement passer du temps à son chevet, dans la chambre N°13, à l'hôpital militaire du Val de Grâce puis à l’hôpital italien où il avait été transféré. Picasso tirera un émouvant portrait du poète à la tête bandée, tracé au fusain, et désormais célèbre.

Cocteau, qui faisait des aller-retour entre les Flandres et Paris, à la faveur d’une permission, le 1er mai 1916, encore vêtu de son uniforme bleu de fusilier marin, avait rendu une visite au peintre, dans son atelier de la rue Schœlcher, dans le quartier de Montparnasse, dans l’espoir de faire progresser son projet. Il en était sorti avec son portrait dessiné au fusain, dédicacé « A mon ami Jean Cocteau » mais toujours sans réponse pour Parade. Picasso prenait le temps de la réflexion. Jean Cocteau avait regagné le front le 7 mai, puis à la permission suivante était parti à Boulogne-sur-Mer du 1er au 10 juin auprès de Valentine Gross qui séjournait chez sa mère. Le 24 juin, il fit ses adieux à Nieuport pour une autre affectation, à Amiens. Il y restera jusqu’à la fin juillet avant de rentrer définitivement à Paris. Là, il avait ramassé une multitude de soldats tombés durant la grande bataille de la Somme lancée à l’aube du 1er juillet 1916. « Le grand bal de France auquel nous sommes tous conviés sur le front de Picardie est officiellement ouvert », avait-il alors écrit à sa mère.

Du front, il entretenait aussi une importante correspondance, notamment avec Valentine Gross et Satie qui, placide, composait la musique de Parade, explorant l’esprit du music-hall.

Outre Apollinaire, nombre d’amis de Picasso, partis se battre aussi, revenaient à Montparnasse les uns après les autres cette année-là, vivants, mais blessés dans leur chair et à jamais dans leur être : les peintres André Derain, Georges Braque, Fernand Léger, Moïse Kisling, le sculpteur Ossip Zadkine et les poètes André Salmon, Blaise Cendrars.  

Au Flore, en uniforme et tête bandée 

L’Espagnol, avec quelques autres comme son vieil ami Max Jacob, le peintre italien Amedeo Modigliani ou encore le Japonais Leonardo Foujita, qui n’étaient pas mobilisables, se retrouvaient dans les cafés de Montparnasse ou chez Marie Vassiliev, artiste ukrainienne, ancienne élève d’Henri Matisse. Cette ambulancière en 1914 avait créé, au sein de son Académie de peinture, une cantine pour ses amis artistes et ses étudiants, souvent désargentés. Elle avait fait enregistrer sa cantine comme un club privé pour échapper à l’obligation de couvre-feu que devaient respecter les restaurants et les cafés. Vêtue de sa traditionnelle tenue ukrainienne, la cigale des steppes– surnommée ainsi par ses clients – elle, acceptait du monde souvent jusqu’à pas d’heure.

Aussi, pendant l’été 1916, Cocteau allait être introduit auprès de tous ces Montparnos par Picasso qui n’avait toujours pas accepté de participer à Parade. Le jeune homme avait bientôt fait la connaissance de toute la garde-rapprochée du peintre, dont un ami commun à Picasso et Satie, l’écrivain Pierre-Henri Roché. Ce grand amateur de peinture n’avait pas encore écrit Jules et Jim mais venait de publier Deux semaines à la Conciergerie pendant la bataille de la Marne, récit de son arrestation au début de la guerre, quand il avait été soupçonné d’espionnage au profit des Allemands. Et c’est par une belle journée de ce joyeux mois d’août que Picasso avait fini par se rallier à Cocteau et Satie. Ces derniers s’étaient empressés d’écrire à Valentine Gross qui s’employait à leur trouver alliés et mécènes :« Chance. Picasso fait Parade avec nous ». Le trio se réunit dès lors presque tous les jours. Satie et Picasso s’entendaient à merveille. Mais il restait encore à convaincre Diaghilev qui vivait à Rome et, pour cela, Cocteau et Satie manigançaient toutes sortes de ruses pour s’attirer les bonnes grâces de la grande amie du Russe, l’influente Misia Edwards-Sert, qui faisait la pluie et le beau temps sur Paris. Au début de l’automne, Jean Cocteau écrivit à l’impresario pour lui soumettre son projet tout en le suppliant de faire un saut à Paris afin de lui présenter ses acolytes, arguant aussi qu’une saison théâtrale ouvrirait au printemps suivant, la première depuis 1914, dont les Ballets russes étaient susceptibles de profiter. La bonne nouvelle incita celui que les ballerines surnommaient Chinchillaà revenir séjourner à Paris quelques jours, auprès de son amie Misia, et à accepter de rencontrer le trio de créateurs de ce ballet cubiste dont le Tout-Paris parlait déjà. Diaghilev allait se laisser convaincre, malgré la mise en garde de Misia, très réservée quant à leur association. Il avait exigé qu’ils le rejoignent à Rome pour travailler avec sa compagnie et son chorégraphe Léonide Massine. Satie, qui avait déjà terminé sa partition, déclina l’invitation au voyage. En revanche, les deux autres artistes s’y rendirent dès février. Apollinaire, qui se portait mieux, fréquentait à nouveau les cafés littéraires auxquels participait le jeune infirmier militaire André Breton« Ici tout grouille. On sent à l’effervescence des arts et des lettres que la victoire approche. Les mardis sont très bien au café de Flore », témoigna Apollinaire, dans un courrier adressé à Picasso, à Rome.

Jean Cocteau et Pablo Picasso rentrèrent finalement à Paris en avril 1917, quelques semaines à peine avant la première de Parade, prévue le 18 mai au Théâtre du Châtelet. Picasso était tombé éperdument amoureux d’une ballerine nommée Olga Khoklova, qu’il épouserait l’année suivante avec, pour témoins, Cocteau, Apollinaire et Max Jacob. Diaghilev avait bien mis en garde le peintre espagnol : « Attention, une Russe, on l’épouse ! 

A Berlin ! Métèques ! 

Le 10 mai à l’ouverture de la saison parisienne, Diaghilev parcourut la scène du Châtelet agitant le drapeau rouge de la révolution qui venait de faire tomber le tsarisme en Russie. Le geste de l’impresario avait scandalisé les patriotes français qui vivaient mal le retrait russe du conflit décidé par le nouveau régime bolchévique. L’espoir reposait désormais tout entier sur l’entrée des Etats-Unis qui datait d’avril. Toujours est-il, qu’à quinze jours de la Première de Parade, plus une place n’était libre. Les artistes avait souhaité que cette représentation soit donnée au bénéfice des Ardennais, une association philanthropique consacrée aux sinistrés de l’Est, patronnée par la comtesse Céleste de Chabrillan. La première moitié du mois de mai a été épouvantable sur le front occidental et Cocteau n’oubliait pas le carnage qui se déroulait à chaque instant à deux cents de kilomètres du Châtelet. Aussi, il s’expliqua à l’avance de la légèreté du spectacle dans un article qu’il avait fait paraître dans L’Excelsior le jour même de sa création. 

« Nous souhaitons que le public considère Parade comme une œuvre que cache des poésies sous la grosse enveloppe du guignol. Le rire est de chez nous ; il importe qu’on s’en souvienne et qu’on le ressuscite même aux heures les plus graves. C’est une arme trop latine pour qu’on la néglige. Parade groupe le premier orchestre d’Erik Satie, le premier décor de Pablo Picasso, les premières chorégraphies cubistes de Léonide Massine et le premier essai pour un poète de s’exprimer sans paroles. »

Guillaume Apollinaire qui avait rédigé le programme du spectacle, lui voyait s’y exprimer « une sorte de sur-réalisme ». Le mot n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd, André Breton, jeune admirateur d’Apollinaire, était bien dans la salle comble du Châtelet ce soir-là. De son côté, Cocteau avait revendiqué, bien après la mort d’Apollinaire le 9 novembre 1918, la paternité du mot : « Ils n’ont pas compris ce que j’entendais par surréalisme quand j’ai inventé ce mot, qu’Apollinaire a ensuite imprimé : quelque chose de plus réel que la réalité. »  Son livret de l’époque qualifiait Parade de Ballet réaliste. 


 [...]

La suite de ce texte à lire sur le site de la Mission du centenaire de la Première guerre mondiale, en référence au roman historique Parade Jeunesse d'éternité (Gwen Catala Editeur) de Zoé Balthus paru en janvier 2017 :  http://centenaire.org/fr/espace-scientifique/arts/parade-le-ballet-qui-fit-un-beau-scandale-en-1917

Sugimoto Hiroshi, metteur en scène de son testament

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Tunnel du solstice d'hiver et scène de théâtre de Nô en verre optique – Fondation Odawara – novembre 2017 (c) Zoé Balthus

A François Weil,


Située à une heure de train au sud de Tokyo, sur la baie de Sagami, la Fondation d'art de Odawara du plasticien japonais Sugimoto Hiroshi était ouverte au public depuis quelques semaines à peine lorsque je suis allée la découvrir, en novembre dernier. Conversation avec le maître des lieux.

« C'est un lieu unique que j'ai conçu moi-même, dans son intégralité », déclare d'emblée l'artiste japonais, la voix vibrant d'une fierté d'enfant dont on admirerait le château de sable bâti face à la mer.  Mais son domaine, perché sur le versant de la colline Hakone plantée de vergers et d'agrumes, qui surplombe l'azur de l'océan Pacifique, lui, est bel et bien destiné « à survivre à l'espèce humaine» et durer « des milliers d'années»

Le photographe, qui fêtera malheureusement, dit-il, ses 70 ans le 23 février, n'a pas installé sa fondation là par hasard. Il connaissait ce coin depuis l'enfance, quand il y passait  avec ses parents qui « avaient l'habitude de séjourner dans un hôtel de bord de mer des environs où ils profitaient des sources chaudes». C'est au pied de cette colline, « que j'ai vu la mer pour la première fois» se souvient l'artiste, « nous étions, à bord du train reliant Atami à Nebukawa, j'avais trois ou quatre ans, quand soudain la mer est apparue sous mes yeux à la sortie du tunnel, s'étendant à l'horizon ».  J'avais fait le même trajet et découvert le bleu éblouissant du ciel et de la mer, à perte de vue, depuis la jolie petite gare de Nebukawa, où j'ai cru, une heure durant, avoir atteint le bout d'un monde déserté.

Il avait déniché cette terre, il y a quinze ans, alors qu'il cherchait « à bâtir une petite maison de vacances dans les environs», confie-t-il. Mais la zone n'était pas constructible, une fondation publique est la seule chose qu'on lui a permis d'ériger sur ces cinq hectares de vergers dominant l'étendue marine. « Ce point de vue est mon plus ancien souvenir d'homme», fait valoir l'artiste avec émotion, « j'ai intentionnellement ramené mon oeuvre sur les lieux de ma mémoire originelle».

La galerie du solstice d'été et l'extrémité du tunnel du solstice d'hiver - Odawara (c) Zoé Balthus
Depuis qu'il a décidé d'y établir sa fondation, «le projet a bien sûr maintes fois évolué au fil du temps », raconte-t-il, « et une fois mes plans bien arrêtés, il a fallu cinq ans pour lui faire voir le jour ».  

Sugimoto a créé cette longue et majestueuse galerie qui court sur 100 m avant de littéralement bondir vers la mer. Elle est orientée de telle façon qu'elle se remplit des rayons au levant pendant le solstice d'été où étincellent de mille feux quelques pièces de verre optique, un matériau qu'il chérit. 

Cet écrin de pierres anciennes et de verre abrite sept oeuvres de sa série Seascapes, photographies de la mer et du ciel fusionnés, saisis par poses longues, leur offrant d'insolentes nuances de noir et de gris lumineux. Sous la galerie, croise un tunnel métallique rouillé de 70 m qui, lui, a été conçu de telle sorte que la lumière du soleil levant, surgissant des eaux, le traverse pendant le solstice d'hiver pour aller baigner un plateau circulaire de pierres anciennes, surmonté d'une vieille stèle qui s'illumine sur sa trajectoire.  

A la gauche de la galerie, et toujours face à l'océan, l'artiste a installé une maison de thé, baptisée U-chô-ten (écouter la pluie) qui se veut une réinterprétation de la mythique Taian que le célèbre maître Sen no Rikyû (1522–1591) avait, dit-on, lui-même conçu après avoir révolutionné le rituel essentiel au Japon de la cérémonie de thé. Il l’avait dépouillée de tout le faste clinquant qu’on lui consacrait à la cour avant lui. Sugimoto Hiroshi assure avoir respecté « ses exactes dimensions et simplement ajouté un toit métallique de récupération afin d'écouter» la musique de l'eau les jours de pluie, « certain que c'est le genre de matériau» que le maître de thé aurait volontiers utilisé. Deux blocs de verre optique placés sur le pas de porte capture les rayons de l'aube pendant les équinoxes d'automne et de printemps, après avoir franchi un imposant torii de pierre, portail shintô qui symbolise la frontière entre le monde physique et le monde spirituel, datant du moyen-âge.

Selon lui, il s'agit de « se reconnecter mentalement et visuellement avec les plus anciens souvenirs de l'humanité».« Le passage du temps est la clé et la philosophie de mon oeuvre de photographe et d'architecte», souligne-t-il. Il tient à ce statut d'architecte et rappelle que Go'o Shrine or The Appropriate proportion (2002) fut sa première oeuvre d'architecture, commandée par le Art House Project de l'institution Benesse sur l'île de Naoshima, dans la mer intérieure nippone, au sud-est de Hiroshima.

Détail de Go'o Shrine or The Appropriate proportion (2002) – Naoshima  (c) Zoé Balthus
Et comme je regrettais que les horaires d'ouverture de la fondation ne permettaient pas d'en jouir au lever du soleil, l'artiste a répondu qu'il avait invité « cinquante personnes du public » à venir admirer les lieux pendant le dernier solstice d'hiver. « Chaque  année, au moment du solstice d'hiver, et peut-être aussi pour le solstice d'été et aux équinoxes, des événements spécifiques seront organisés »,  a-t-il ajouté d'un ton rassurant avant d'ajouter en riant : « j'ai eu maintes occasions aussi d'y admirer le clair de lune en sirotant un Dom Perignon... ». L'artiste envisage  d'y ajouter un café et peut-être « unepetite section résidentielle».

La fondation de Sugimoto Hiroshi, représenté par la galeriste américaine Marian Goodman depuis l'an dernier, n'occupe qu'un tiers de la superficie de la propriété. Mais il compte ouvrir une deuxième tranche « d'ici l'an prochain» espérant pouvoir «doubler la taille d'Odawara chaque année», précise-t-il.« Cet espace est à la fois une oeuvre d'architecture et une oeuvre d'art, c'est de l'art conceptuel. »
 
Désormais, tout l'argent qu'il gagne doit alimenter ces lieux conçus pour rendre hommage à l'histoire et la culture du Japon dont il se passionne. Il y met en scène ses collections d'antiquités nippones, de fossiles et de pierres anciennes. Certaines proviennent de vieux temples japonais, à l'instar de cette pierre provenant des ruines du temple Hôryû-ji datant du VIIe siècle. Ici, nous ne marchons que sur des pièces rares. « On ne les trouve pas dans les boutiques, les sources varient. Les pierres viennent à moi, je ne sais l'exprimer autrement... »et d'ajouter en plaisantant : « quand j'étais jeune, c'étaient les femmes, maintenant ce sont les pierres... ».La totalité de ses possessions est promise à Odawara, dit-il, « j'en possède six fois plus ! J'érige un musée de pierres ... »

Installation - bois et verre optique de Sugimoto Hiroshi – Odawara (c) Zoé Balthus
C'est le lieu où se joue, en quelque sorte, «le dernier acte de mon existence,de mon oeuvre et de mes collections », avoue le plasticien, voix tremblante, « je bâtis le tombeau qui célèbrera ma vie d'artiste, c'est ma pyramide...».   De fait, le site a bien été pensé pour durer plus de 10. 000 ans, survivre à la civilisation et rendre grâceà son passage et à la culture nippone. « C'est le véritable dessein de mon concept. Je veux que l'on observe un jour Odawara comme aujourd'hui nous regardons le Panthéon à Rome, ou les Pyramides au Caire. Ces cultures ont disparu mais leurs ruines témoignent de ce qu'elles ont été», explique-t-il. « Je suis un fétichiste des ruines ! »


Un petit théâtre antique, à la droite de la galerie du solstice d'été, cerne une scène dont le plateau est conçu en verre optique. Respectant scrupuleusement les dimensions traditionnelles, elle est dédiée à des pièces de Nô. La production théâtrale est un élément important de la fondation, insiste-t-il. Pour preuve, l'opéra Garnier lui a passécommande de la scénographie et de la mise en scène d'un ballet qui ouvrira la saison 2018-2019, suivi par une pièce de William Forsythe. Il jubile. Il s'agit de At the Hawk's Well, une création dont la chorégraphie incombe à Alessio Sylvestrin, sur une musique de Ryoji Ikeda, adaptée d'une pièce en un acte du poète et dramaturge irlandais Williams Butler Yeat, mise en scène pour la première fois en 1916. C'était la première oeuvre du répertoire britannique à puiser son inspiration dans le théâtre de Nô.

« J'ignore bien sûr combien de temps il me reste à vivre, mais j'ai une volonté farouche et un programme chargé, je suis de plus en plus occupé, je passe la vitesse supérieure », murmure-t-il,« voyez, j'ai beaucoup trop à faire, je n'ai pas le temps de mourir !».


La galerie du solstice d'été vue depuis le théâtre antique - Odawara (c) Zoé Balthus

Conversation avec Pascal Quignard

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Cet extrait du Nom sur le bout de la langue1 en est la clé. Que représente ce livre au sein de votre œuvre ? 

Pascal Quignard :Il représente beaucoup plus à présent que ma mère est morte parce que cette scène, qui me l’a fait écrire, a pris une autre dimension depuis que je l’ai écrit. Elle se passe dans cet immeuble d’Auguste Perret, dans cette ville en ruines qu’était Le Havre, où j’ai grandi. Ses bâtiments — aujourd’hui au patrimoinede l’humanité — étaient une horreur d’architecture fasciste, mussolinienne. J’aime tous les arts, il n’y en a qu’un complètement absent dans tout ce que je fais, c’est l’architecture. Pour moi, ça n’existe pas, l’architecture, c’est du toc, je suis dans des ruines. Vivre dans une ville qui ne se reconstruisait pas a compté pour moi. Ma mère était là. Je suis le cadet de quatre enfants [...]

1. Pascal Quignard, Le Nom sur le bout de la langue, P.O.L., 1993.
 
La totalité de la conversation est à lire dans le N°7 de La Moitié du Fourbi qui porte sur Le bout de la langue, à paraître le 1er avril.

Au sommaire 

Clémentine Mélois / L’œil de l’Oulipo : Voyages divers  Pierre Senges / Estoc  Anthony Poiraudeau / Pour en finir avec les trous de mémoire  Camille Loivier / Traduire, en position de coquillage  Laure Limongi / Le grain de la langue  Léo Henry / Lingua ignota, conlanging & fantasy  Tristan Felix (texte, dessins, photographie) / Baiser la langue  Xavier Person / Who will perceive, when life is new?  Nolwenn Euzen / Cogner dans les angles morts  Hugues Leroy / Tweets à un jeune poète  Belinda Cannone / Écrivain public  Zoé Balthus / Conversation avec Pascal Quignard (dessin de Paul de PignolAdam David / 10 silences  Anne Maurel / Au bout de la langue, l’image  Frédéric Fiolof / Expirations  Anne-Françoise Kavauvea / Perec, langue au chat  Fidelia Rubio Muto / Le coup de l’alphabet  Laure Samama (texte et photographies) / Mille-Mains  Ryoko Sekiguchi & Déborah Pierret Watanabe (traduction) / Le bonze et la langue — Le moine Kyôkai (fin VIIIe/début IXe siècleSabine Huynh / Une grotte sombre au bout du monde.

Conversation avec Roland Dumas sur "Guernica", le chef-d'œuvre de Picasso

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Pablo Picasso et Guernica dans l'atelier des Grands Augustins - 1937 (c) Dora Maar


A Stéphane Barsacq

« Six mois après le décès de Picasso, avec tous les avocats concernés, nous avions pris un engagement écrit de ne rien divulguer de la négociation autour de Guernica, j'ai respecté cette clause de silence jusqu'à aujourd'hui considérant que l'on pouvait commencer à parler », me déclare Roland Dumas, avocat, ex-chef de la diplomatie de François Mitterrand et surtout exécuteur testamentaire du maître espagnol Pablo Picasso. En cette journée torride de fin de printemps, nous sommes assis dans la fraîcheur du bureau de son domicile parisien avec Thierry Savatier, historien de l'art. Les deux hommes signent ensemble Picasso ce volcan jamais éteint, un livre d'entretiens qui vient de paraître aux éditions Bartillat.

Ils se sont rencontrés grâce à une amie commune, d'abord pour évoquer L'Origine du monde, célèbre toile de Gustave Courbet, chef-d'œuvre sur lequel M. Savatier a beaucoup travaillé et parce que Roland Dumas avait pu l'admirer chez le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan, son dernier propriétaire. 

«Quand j'ai mesuré le rôle tenu par Roland Dumas dans la vie de Picasso, je lui ai proposé ce principe d'entretiens qu'il a accepté tout de suite», m'explique l'historien auquel Roland Dumas a ouvert ses archives sur Picasso. Soigneusement stockées dans sa propriété de Dordogne, il les a rapatriées à Paris et les a mises pour la première fois à la disposition d’un chercheur.  Il a passé près d'un an à les explorer et, bien sûr, y a puisé, dit-il, «des informations inédites tout à fait intéressantes»,notamment sur l'extravagante histoire de la célébrissime toile Guernicadétaillée dans leur ouvrage.

C'est par l'entremise de Daniel-Henry Kahnweiler, le grand marchand d'art allemand, ami de jeunesse de Picasso, collectionneur de son œuvre, que M. Dumas a rencontré l'artiste de Malaga pour la première fois en novembre 1969, à Mougins, dans son mas provençal Notre-Dame-de-Vie. Le peintre, alors âgé de 88 ans, vivait-là avec Jacqueline,  sa seconde épouse et dernière compagne. Il avait sollicité l'avocat pour l'aider à mettre sa précieuse toile à l'abri juridique de toute convoitise, dont celle du dictateur espagnol Franco qui venait, contre toute attente, de la lui réclamer. 

«Guernica c'est l'affaire de ma vie !Le reste, je m'en fous ! », avait insisté le maître espagnol, lors de cette rencontre, se souvient Roland Dumas, aujourd'hui âgé de près de 96 ans.« Cela voulait tout dire ! Il signifiait : c'est mon chef-d'œuvre !Il a mesuré l'importance de la toile avec sa consécration mondiale et en prenait acte. ». 

La toile était née d'une commande de la toute jeune République espagnole, alors en pleine guerre civile, menacée par les forces nationalistes. L'œuvre était destinée au pavillon espagnol de l'Exposition universelle qui allait ouvrir ses portes en juillet 1937 à Paris. Le bombardement de Guernica, petite ville basque, le 26 avril 1937 par l'aviation nazie qui soutenait les forces de Franco, avait poussé Picasso au travail pour honorer cette commande. La première étude du tableau sera datée et signée le 1er mai 1937. Picasso a achevé sa toile le 4 ou le 5 juin, précise l'historien. Il ne lui donnera son nom qu'après cette date, selon plusieurs témoignages dont ceux de Paul Eluard et Christian Zervos. Le premier état du tableau photographié par sa compagne d'alors, Dora Maar, est lui daté du 11 mai.

«Le thème de Picasso jusque-là c'était le peintre et son modèle, soit d'une neutralité politique totale », fait valoir Thierry Savatier, « et d'ailleurs, quand il commence à peindre Guernica, il ne livre pas une illustration du bombardement de Guernica, puisqu'il n'y a aucun élément narratif dans le tableau qui permette de le situer à Guernica. Il a peint une allégorie de la guerre et de ses victimes civiles ». Tous ses motifs sont d'une portée universelle.  

Mais c'est l'une des rares œuvres peintes par Picasso sur un domaine strictement politique, parmi lesquelles on compte une série de gravures, Songes et Mensonges de Franco exécutées à partir du début de l'année1937 jusqu'en juin, parallèlement à Guernica. Elles étaient destinées à devenir des cartes postales vendues aux visiteurs du pavillon dont quelques tirages ont été réalisés sur une seule planche à la manière d'une bande dessinée. 

Elles faisaient partie de la commande passée par la République espagnole.  « Les documents sont peu clairs, mais 150.000 francs auraient été versés à Picasso englobant ces gravures, Guernica et quatre très grandes sculptures en ciment que Picasso a récupérées par la suite », précise l'historien, « le reçu n'a jamais été retrouvé dans les archives espagnoles mais il y a une forte probabilité pour qu'il ait existé ». Le souvenir de Roland Dumas est clair : « Picasso m'avait dit : "Dumas, j'ai donné le tableau à la République espagnole". Il ne m'a jamais dit : "j'ai vendu" ou "j'ai été dédommagé" mais comme c'était un esprit qui simplifiait tout... » S'il n'avait pas évoqué les détails, il avait toutefois exprimé sa volonté sans équivoque. 

Un témoignage essentiel viendra confirmer, en 1970, que cette somme avait bien été versée à l'artiste pour couvrir ses frais et surtout qu'il avait été entendu qu'il restait le propriétaire de ses œuvres. Après l'exposition universelle, le peintre avait donc récupéré de plein droit le tableau et tous ses travaux préparatoires qui avaient ensuite fait un tour d'Europe avant d'arriver au MoMa, à New York, en 1939 pour une rétrospective Picasso. Ils y étaient depuis conservés en dépôt

Enquête des services de renseignement de Franco

Le maître rêvait toujours que Guernica rejoigne un jour une Espagne libre. Il le formulera enfin par écrit, pour la première fois, dans un courrier daté du 15 décembre 1969, donnant mandat à Roland
Premier état de Guernica – 1937 (c) Dora Maar
Dumas de veiller au transfert de la toile «seulement le jour où un Gouvernement républicain aura été réinstallé dans mon pays».

Or, le régime franquiste, lui, menait alors l'enquête pour récupérer le tableau, ne lésinant pas sur les moyens, y mêlant même ses services de renseignement dans l'idée de faire valoir la notion continuité de l'Etat. «C'est en tout cas assez étonnant de réaliser que ce grand peintre ait si peu utilisé son art dans ce conflit », remarque à juste titre l'homme de confiance du peintre, « le premier acte tout à fait extraordinaire, c'est Guernica. Il y a eu après L'hommage aux Espagnols morts pour la France, Le Massacre en Coréeet aussi Le Charnier ».

Cette dernière œuvre est peinte dans des camaïeux de gris comme Guernica, également relative à la guerre d'Espagne. «La seule œuvre qui ne soit pas liée à la guerre d'Espagne, outre Le Massacre en Corée, censé se dérouler en Corée mais qui correspond au 13 de Mayo de Goya... c'est La Fresque de la guerre et de la paix dans la chapelle de Vallauris et là, c'est une œuvre d'une dimension beaucoup plus universelle encore », ajoute l'historien, «manifestement sa guerre c'était tout de même la guerre d'Espagne ». En effet, Picasso n'a jamais rien peint sur la IIe guerre mondiale, ni sur aucune autre guerre. Picasso  n'était pas un militant combattant, il a adhéré au Parti communiste très tard.

Mais si Picasso avait veillé à ce que Guernica ne tombe jamais entre de mauvaises mains, il n'avait jamais songé à la lier juridiquement à ses nombreux dessins et études réalisés avant de créer son œuvre maîtresse et autres œuvres qui en découlent immédiatement. «Cela va vous paraître prétentieux, mais je dois dire que j'ai eu ce trait de génie de penser à inclure dans les documents les travaux qui accompagnent Guernica ! Tout seul dans mon cabinet, j'ai pensé à tous ses petits dessins qu'il avait jetés sur le papier au lendemain du bombardement. On y voyait déjà le taureau, le cheval blessé et le feu!», jubile l'ancien avocat. 

«Il y avait déjà l'idée de la guerre et il est vrai qu'une œuvre n'existe pleinement qu'avec ses travaux préparatoires », souligne aussitôt M. Savatier, «Picasso a poursuivi ces travaux après avoir achevé le tableau. On y inclut par exemple plusieurs versions de La Femme qui pleure. Ce sont des tableaux qui vont être exécutés dans le courant du mois de juin, alors que le 5 juin Guernicaest achevé...».  Au moment du règlement de la succession du peintre, M. Dumas aura pu mesurer la puissante portée de son génie... Le 14 avril 1971, Picasso signait une attestation, rédigée et encore détenue par l'avocat, scellant définitivement le destin du chef-d'œuvre et des œuvres associées.

«Il a lu mon texte, l'a très bien compris et ne l'a pas du tout discuté, il a dit : "ça me va"», dit M. Dumas qui explique lui avoir, à ce stade, conseillé de « désigner quelqu'un susceptible de prendre la décision de remettre Guernica, à l'Espagne le jour où les libertés fondamentales y seraient rétablies, si cela se produisait des années après son décès ». Et comme il lui suggérait des membres de sa famille, Picasso s'est écrié : "Pas les femmes ! Les enfants ? Vous êtes fous, je ne vais pas donner ces droits à mes enfants qui me font des procès !"», raconte le conseil, amusé par cet épisode. Il avait aussi fait mention d'amis qui auraient éventuellement pu assumer cette responsabilité.

Si je fais un testament, je meurs le lendemain !

«Quand soudain, Picasso a enfoncé son regard dans mes yeux, en me pointant du doigt, et d'un ton déterminé, il m'a dit : " Ce sera vous !"», poursuit-il en mimant la scène avant de confier : «c'est le moment où j'ai été le plus ému de toute ma relation avec Picasso, au point d'en avoir les larmes aux yeux. J'étais un jeune type (47 ans, ndlr) face à ce vieillard adossé à toute son œuvre ! Je ne m'y attendais vraiment pas. Quand François Mitterrand m'a demandé d'être son ministre je n'ai pas été aussi ému, c'était le cours naturel des choses, mais Picasso, c'était insolite ! Et je n'ai pas vu tout de suite les complications...» 

Une fois les papiers prêts pour le transfert de Guernica à une Espagne libre, l'avocat a également évoqué l'idée qu'il couche sur le papier ses dernière volontés mais l'artiste, superstitieux, ne voulait pas en entendre parler.  «Si je fais un testament, je meurs le lendemain !», lui avait-il répliqué. 

Après le décès de Picasso le 8 avril 1973, sa veuve Jacqueline avait déclaré à M. Dumas, confronté aux revendications sur Guernica des membres de la grande famille du peintre et de celles de l'Espagne franquiste : « tu as les papiers signés par Picasso, c'est maintenant à toi de te battre ! ».

« C'était très psychologique dans cette famille Picasso, le peintre était le monstre, c'était Saturne ! Et en même temps ils s'identifiaient tous à Picasso. Je prends l'exemple le plus symptomatique, sa deuxième fille Maya qu'il avait eu avec Marie-Thérèse Walter, avant la guerre d'Espagne. Quand on a commencé les discussions, elle a déclaré à l'un des autres : "Guernica, c'est moi ! Parce que toi tu n'étais pas là, moi j'étais là !"»

A l'exception de Paulo, fils qu'il a eu avec son épouse Olga, les autres Claude et Paloma, enfants du lit de Françoise Gilot, étaient comme Maya, tous des enfants illégitimes. Le vieux code civil ne reconnaissait pas les enfants adultérins, ils n'avaient droit à rien. Pourtant, « ils ont tous fait un procès à Picasso qui me disait : "Vous vous rendez compte ils font un procès à leur père, vous feriez vous un procès à votre père Dumas ?  Je leur ai donné tous ce qu'ils m'ont demandé, mon nom, de l'argent... "» se lamentait l'artiste auprès de l'avocatqui régla sa succession et auquel on doit le Musée Picasso à Paris. « Mais j'ai vu tous les comptes, Picasso payait tout pour tous ».

Selon lui, Picasso avait une sainte horreur de tout ce qui était juridique, souhaitait éviter les procès et refusait même de poursuivre les faussaires qui pullulaient. Sur ces derniers il avait une théorie, se souvient M. Dumas, il lui disait : « Tu ne te rends pas compte ? Si je te dis il faut saisir un faux, alors il faut qu'on dépose plainte, la police fait alors son enquête et arrête le coupable. Alors, devant le juge d'instruction, on me le présente et moi, qui je vois ? Mon meilleur copain ! »C'était la façon dont il résumait les choses pour expliquer qu'il préférait ne pas poursuivre les faussaires.« Il pensait à Picabia, et aussi à un peintre plus obscur, un Espagnol, qui était un vieux copain, auteur des premiers faux Picasso », ajoute M. Savatier.

Guernica - 1937 (c) Dora Maar
Guernica, inestimable

Enfin Franco disparut en 1975, mais rien n'était réglé pour autant pour Guernica. Bien au contraire, toutes les villes d'Espagne où Picasso avaient séjourné, noué une histoire, réclamaient la toile, selon le juriste, évoquant des pressions politiques qui devenaient pressantes, y compris du Sénat américain qui avait voté, le 15 avril 1978, une motion afin que Guernica soit « rendu à son peuple et au gouvernement de l'Espagne démocratique » et ce,« dans un avenir très bref » ! La famille Picasso a, quant à elle, continué de bloquer le transfert de la toile, invoquant son droit moraljusqu'en avril 1981, malgré la restauration des libertés publiques en Espagne et la succession réglée.

Seul le MoMa s'est toujours conduit de façon impeccable, selon l'avocat, alors que le musée new-yorkais aurait fort bien pu décider de garder la toile et tous les travaux préparatoires, en toute légitimité, la détenant de fait depuis près d'un demi-siècle. Mais ses conservateurs successifs ont toujours souhaité respecter la volonté du grand Picasso. 

Les dernières résistances vaincues, le voyage restait à organiser. La sécurité du tableau était la principale question en suspens qui obsédait à ce stade Roland Dumas. Il s'en était ouvert auprès du roi d'Espagne Juan Carlos, en personne, qui l'avait rassuré quant à la stabilité politique du pays. «N'ayez pas d'inquiétude maître, je sais qu'il y a des turbulences dans l'armée, je n'ai qu'à me mettre en uniforme et je les fais défiler... », lui avait dit le souverain. « J'ai lu dans son regard à ce moment-là une certaine résolution, il était chef d'Etat».

« Guernica est une œuvre inestimable, sa sécurité était essentielle, Picasso m'avait fait confiance, », confie M. Dumas, « on a alors fait appel à toutes les grandes compagnies d'assurance américaines et anglaises qui ont formé un consortium » pour assumer ensemble les risques de la traversée transatlantique par avion du chef-d'œuvre. «Je crois que c'est à peu près le seul cas, à l'exception peut-être du voyage de la Joconde du temps de Malraux», avance Thierry Savatier. 

L'artiste caressait l'espoir de voir son œuvre rejoindre les collections du Prado, à Madrid. Roland Dumas avait par conséquent abordé cette question avec le roi d'Espagne. «Le roi m'a dit : "vous ne pensez pas que le mieux serait que le tableau soit installé au Pays Basque, à Guernica ? Il y serait bien gardé... , raconte l'ancien ministre, d'un air rieur, « j'ai répondu avec un petit sourire et sur le même ton : Majesté, je comprends bien votre point de vue mais Picasso m'a chargé du sort de Guernica, il ne m'a pas chargé de résoudre le problème des provinces d'Espagne !».

Le chef-d'œuvre a fini par atteindre son pays, abrité provisoirement au Cason del Buen Retiro à Madrid où il fut dévoilé au public le 23 octobre 1981, derrière une barrière de béton et une vitre blindée, exigées par M. Dumas. L'avocat ignorait alors que l'Espagne nourrissait son grand projet de musée d'art moderne Reina Sofia à Madrid, lieu de résidence définitive de Guernicaqui y fut transféré en 1992. 

En 1981 en revanche, les collections nationales de France ne comptaient que deux œuvres mineures de Picasso. « Les milieux muséaux français ne considéraient pas Picasso comme un artiste fréquentable », explique Thierry Savatier, « on n'achetait pas un Picasso  ! » 

L'œuvre du peintre a fait son entrée officielle sur notre territoire avec la création du grand musée Picasso que Roland Dumas a contribué à fonder, sous le gouvernement Mitterrand mais certainement pas grâce au président socialiste. « Ses goûts étaient ceux d'un homme du XIXe siècle, il aimait le classique académique. Il n'était pas avant-gardiste. En littérature, non plus d'ailleurs », note l'historien. Et Roland Dumas de confirmer les réticences de Mitterrand, qui s'en était ouvert ainsi : «Enfin quand même Roland ! Vous trouvez vraiment cela très beau Picasso ?»

Conversation avec Prune Nourry

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Prune Nourry dans son atelier parisien – 2017 (c) Zoé Balthus

R
eprésentée par les galeries Daniel Templon et Madga Danysz, Prune Nourry, en résidence au sein de 
The Invisible Dog Art Center de Lucien Zayan à Brooklyn depuis sept ans, a fait du questionnement du statut du genre humain sa spécialité. Dès ses débuts, la plasticienne de 33 ans s'est intéressée aux sélections prénatales à l’origine d’inquiétants déséquilibres démographiques en Inde et en Chine qui totalisent ensemble un tiers de la population mondiale. En 2017, le musée national des Arts asiatiques Guimet lui a donné carte blanche pour présenter Holy, exposition qui a duré cinq mois. quelques pièces de ce travail sont présentées en ce moment au Magasin électrique des Rencontres de la photographie d'Arles jusqu’en septembre. On peut y découvrir ses créatures hybrides, Holy Daughters ainsi qu’une version miniature 
en biscuit de porcelaine de Limoges de Terracotta Daughters, son armée de 108 petites Chinoises de Xian. L'artiste y exhibe aussi La destruction n'est pas une fin en soi, un bouddha monumental, en plâtre piqué de bâtons d'encens, en hommage aux deux immenses Bouddhas de Bamiyan détruits par les talibans en Afghanistan, « préfiguration », dit-elle, de la destruction des Twin Towers le 11 septembre 2001 à New York. Conversation avec l’artiste dans son atelier parisien en mars 2017.


Zoé Balthus
 – Par quels cheminements es-tu passée pour parvenir à donner naissance à toutes tes créatures ?

Prune Nourry – Il y a dix ans en sortant de l’Ecole Boulle, j’ai commencé à bosser sur des projets qui me ramenaient toujours à des questions relatives à la sélection de l’humain. J’étais spontanément intriguée par ce qui définissait l’humain, la frontière entre l’homme et l’animal, comment le curseur se déplaçait selon les époques. Par exemple, à l’heure des expositions universelles de 1900 et 1937, il y avait des zoos où étaient exhibés des humains, pendant la seconde guerre mondiale les scientifiques nazis expérimentaient sur des cobayes humains et puis à notre époque, dans certaines contrées, l’humain considéré comme un animal restait d’actualité et a contrario, ailleurs, certaines familles réservent à l’animal la même place qu’un humain, il y a anthropomorphisation de l’animal domestique. J’ai réalisé que nous étions dans une période extrêmement brouillée, c’était ma réflexion d’alors. Et je suis peu à peu arrivée à la question du statut de l’embryon. Comment se définit-on en tant qu’humain ? A partir de quel moment de la vie ? J’avais rencontré Stephen Minger, scientifique du King’s College à Londres qui faisait des expériences sur des embryons qu’il hybridait, entre l’humain et le lapin, l’humain et la vache. Cela a été la base d’un de mes premiers projets. J’ai commencé à créer des hybrides entre l’animal domestique et l’enfant. Puis cela m’a menée au projet suivant qui s’intitule Le Dîner procréatif. Il s’agissait de dîners que j’organisais entre des scientifiques et des chefs étoilés autour des différentes étapes de la procréation assistée où on allait au Sperm-bar, à l’Ovum-bar, on choisissait les donneurs idéaux et on faisait notre propre petit cocktail in-vitro.

Zoé – Une démonstration, ni plus ni moins, de l’eugénisme…

Prune – Exactement. C’était une critique du mythe de l’enfant parfait, de l’enfant à la carte.

Zoé – Le monstrueux mythe de l’Aryen pour les nazis...

Prune – Absolument. Entre autres. Le Dîner procréatif, qui accusait les dérives de la procréation assistée, m’a amenée à réfléchir à la notion de choix et à me demander, parmi tous les choix que nous pouvions faire dans ce domaine, quel était celui qui l’emportait. J’ai découvert que depuis les années 80, c’était le choix du sexe. C’est très marqué en Asie, où on sélectionne l’enfant grâce à l’échographie. Je me suis donc retrouvée face à la question du genre et sa sélection, en m’intéressant aux études de sociologues qui mettent en avant les déséquilibres démographiques en Europe mais principalement en Asie. De fil en aiguille, je suis parvenue au projet Holy Daughter, le premier que j’ai conçu en Asie.  Je suis partie faire de la recherche sur le terrain, à la rencontre de sociologues dans le but de comprendre l’origine de ces déséquilibres. Un peu à mon insu, j’ai commencé un triptyque de projets. Holy Daughters (Filles sacrées), Holy River (Rivière sacrée), et Terracota Daughters (Filles en terre cuite). Les deux premiers ont été créés en Inde et le troisième en Chine.

Pour chacun, j’ai hybridé un symbole culturel national avec une petite fille afin d’exposer le paradoxe qui consiste à éliminer la petite fille alors qu’elle pourrait elle-même être le symbole de fertilité par excellence.
 
Holy Daughters– Prune Nourry – Installation en Arles 2018 (c) Zoé Balthus

Zoé – Le mâle représente beaucoup plus, c’est le nom d’une lignée qui est perpétué...

Prune – Oui, c’est cela. Il est en fait question de l’héritage, de la retraite, de la dote etc. tout une foule de facteurs aux conséquences étonnantes et parfois très violentes.
Alors, en 2010, j’ai créé en Inde cette divinité Holy Daughters, hybride de la petite fille et de la vache sacrée, qui me semblait exprimer le mieux le paradoxe. On divinise la vache, mais on refuse le vecteur de fertilité qu’est la petite fille appelée à être mère un jour. Cette hybridation créée de toute pièce pouvait s’intégrer dans le panthéon des divinités indiennes souvent elles-mêmes hybrides entre l’humain et l’animal. Je l’ai exhibée dans les rues indiennes au cours de différentes performances où les gens l’ont baptisée spontanément Gao Mata ce qui signifie la vache-mère. Elle a donc pris la forme d’une sculpture de taille humaine. Elles sont trois Holy Daughters, celle qui marche, celle en station debout et celle accroupie. J’en ai installé un certain nombre dans les rues de New Delhi devant les laiteries très nombreuses, aussi présentes que les boulangeries chez nous. J’ai cherché à inscrire ce projet dans le quotidien local pour les étonner, les interroger et observer leurs réactions. Je filmais, je documentais en photographie aussi. J’ai abandonné les sculptures dans les rues et je ne sais pas ce qu’elles sont devenues.

J’ai aussi réalisé une performance dans un orphelinat pour vaches sacrées ! Ce sont les petites filles des alentours qui s’en occupent. Il y a même des ambulances pour vaches sacrées, c’est dingue !

Et en 2011, j’ai monté une grande exposition à Paris, au moment où se déroulait le recensement de la population indienne, le sex ratio census, rapport entre le nombre de femmes et d’hommes. Il a lieu tous les dix ans. Malgré des politiques et des lois instaurées depuis la découverte du déséquilibre démographique il y a quarante ans pour inverser la tendance, le recensement de 2011 a montré que la situation s’était aggravée avec 914 filles pour 1.000 garçons au niveau national en moyenne et dans certaines villes le rapport était de 500 filles pour 1.000 garçons. Ce recensement a révélé des zones du nord du pays où la situation est désormais irréparable.
 
Fertility (sein-pis de porcelaine) – Prune Nourry au Musée Guimet (c) Zoé Balthus
Du coup j’ai décidé de ne pas m’arrêter là, et je suis retournée en Inde, cette fois à Calcutta, où je me suis installée dans le quartier des potiers qui conçoivent les sculptures de divinités, toujours les mêmes, depuis des générations. C’est en soi un voyage dans le temps, tu repars cent ans en arrière. Tout y est gris, la terre avec laquelle ils sculptent les divinités est celle du Gange, le fleuve sacré. La terre elle-même est donc sacrée. Les sculptures sont ensuite immergées dans le fleuve où elles disparaissent, avec l’idée magnifique du retour à l’origine. J’ai présenté mes Holy Daughters à des artisans en leur demandant de se les approprier selon les méthodes et codes traditionnels. J’ai fait comme il fallait, je suis passée par une famille de Calcutta, qui normalement commande un Durga ou un Ganesh, j’ai commandé ma Gao Mata, que l’on a sculpté ensemble.

Zoé – Tu as photographié une procession organisée dans les rues de Calcutta comme s’il s’agissait d’un Ganesh, qui est allée jusqu’au Gange, a-t-elle bien été perçue ?

Prune – Incroyablement bien. Les gens se bénissaient devant elle !
 
Zoé – Et en 2013, tu t'attaques à la Chine !

Prune – Après l’Inde, j’avais le projet d’aller travailler en Chine, ensemble les deux géants concentrent un tiers de la population mondiale ! Quand on parle de déséquilibre démographique cela fait sens. Il me fallait un autre symbole culturel super fort. J'ai décidé de travailler sur l'armée de Xian en terre cuite. Elle est magnifique, à la fois connue dans les provinces reculées de Chine mais aussi dans le monde entier. Cela fonctionnait. Cette fois-ci j’ai hybridé le style des artisans chinois d'il y a 2.200 ans pour créer Terracotta Daughters, mon armée de 108 petites Chinoises en terre cuite. J’ai travaillé avec huit petites orphelines dont j’ai réalisé le portrait, rencontrées par le biais de l’association Les Enfants de Madaifu, un orphelinat hors les murs, qui fait en sorte qu’elles soient recueillies par leurs propres familles ou des proches de leurs familles. Accusant la sélection, je ne voulais pas à mon tour sélectionner des petites filles... l’association a donc choisi des petites filles pour moi, en fonction de leur relation profonde avec l’association et leur intérêt pour mon projet. Elles ne savaient pas que la vente de chaque sculpture aiderait aussi à financer trois années de leurs études. Il y a les huit originales devant et celles de derrière sont des combinaisons des huit créées avec des artisans chinois. J’ai cherché des jours et des jours où étaient les meilleurs copistes de l’armée de Xian, avant de trouver l’atelier où développer mon projet. Et j’ai aussi cherché des sociologues, grands spécialistes de la question du genre, ils étaient tous à Xian où se trouve l’armée que je suis allée admirer, un coup de bol phénoménal ! J’ai calculé qu’il me faudrait pour réaliser le projet rester au moins une année sur place. En fait, le développement du projet a pris presque cinq ans.
 
Terracotta Daughters – Prune Nourry au Musée Guimet (c) Zoé Balthus
Zoé – Tu as passé cinq ans en Chine ?

Prune – Non, je suis restée à Xian de 2012 à 2013 pour la fabrication de l’armée. Tout 2014 a été consacré au tour du monde de l’armée, après une première exposition fin 2013 à Shanghai. Je voulais la montrer avant de l’enfouir jusqu’en 2030.

Zoé – Comment as-tu financé tout cela ?

Prune – L’armée s’était autofinancée jusque-là par la vente des huit sculptures originales. Et comme il me fallait financer désormais le tour du monde, j’ai demandé à quatre de mes collectionneurs s’ils acceptaient que je tire cinq exemplaires en bronze de chaque originale. Ils ont tous accepté. L’armée a ainsi pu voyager d’emblée à Paris, Zurich, New York et Mexico City.

Zoé – A la fondation Carlos Slim, dans le musée Soumaya ?
 
Prune – Non, au musée Diego Rivera. C’est génial car Rivera était passionné d’arts pré-hispaniques, d’une période qui correspond à peu près à celle de l’armée de terres cuites. Il avait aménagé un faux site archéologique pour conserver sa propre collection. Cela a été formidable de permettre la rencontre de ces deux cultures et les Mexicains ont adoré, le musée a eu trois fois plus de visiteurs que d’habitude et de tous les milieux pour une fois ! Et surtout les mexicains, disaient « cette armée est mexicaine, ça parle de nous » au point que la directrice du musée voulait qu’on l’enfouisse là-bas ! Je lui ai dit : « je suis désolée elle est chinoise il faut que je la ramène en Chine ! » (Rires)
 

Zoé – Et donc, après la poterie indienne, tu as enrichi ton art de pratiques artisanales ancestrales chinoises…

Prune – Tout à fait. En rigolant, je dis que je suis partie copier les copistes. Au final, moi artiste j’ai dû me transformer en artisan pour apprendre leur technique. Pour créer 108 visages différents à partir des huit figures originales, dont je possédais les moules, j’ai décidé de collaborer avec un artisan auquel j’ai demandé de se changer en artiste. Nous avons fait des combinaisons et je lui ai dit : « tu changes ici un peu de joues, là les yeux, agrandis un peu la bouche, modifies la coiffure et c’est toi qui les signes ». C’est par conséquent un projet conçu à deux. Enfin, j’ai décidé d’enfouir l’armée sur un site tenu secret en Chine, en octobre 2015. (le film est en ce moment montré en Arles, NDLR). J’irai l’excaver en 2030.

Zoé – Tu crois vraiment que les Chinois vont préserver la zone d’enfouissement ?

Prune – Je prends le risque, c’est un pari. Tenir ces quinze ans en Chine où tout va tellement vite, c’est l’équivalent de 100 années autre part. Cela fait partie du projet. Je viens d’apprendre qu’un immeuble a été rasé à côté … mais le but est qu’elle y subsiste, je sais qu’elle est relativement safe pour l’instant.

Zoé – Qu’as-tu retenu de ces expériences ?

Prune – Oh ! Tellement de choses, c’est dur à dire. L’idée était de dialoguer, surtout ne pas provoquer un choc qui aurait été rapidement stérile, sinon on repart aussitôt. Il s’agit plutôt d’un échange, d’une transmission réciproque. Chaque exposition a été un pas vers ce que je voulais atteindre. Dans ma construction personnelle, chaque projet a été un moment marquant avec un pic d’émotion suprême. Pour Terracotta Daughters, ce fut l’enfouissement. 


La destruction n'est pas une fin en soi  (Détail) – Prune Nourry au Musée Guimet (c) Zoé Balthus



Seppuku ou le climax de Mishima

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Le numéro 8 de "La moitié du fourbi", revue à paraître le 16 octobre, étant dédié aux "Instants biographiques", j'ai choisi de raconter l'ultime et tragique journée de l'écrivain japonais Mishima Yukio, le 25 novembre 1970. Cette reconstitution, écrite à la lumière de son oeuvre, mais aussi d'entretiens et de témoignages extraits d'archives audiovisuelles, s'intitule "Seppuku ou le climax de Mishima". 

Au sommaire : 
Pablo Martín Sánchez / L’œil de l’Oulipo : Je me souviens de Julio Cortázar
Christian Garcin / Fos- New York, CMA-CGM Puget 
Eloïse Lièvre / La vie écrite 
Pauline Aubry / L’autre bout du monde 
Nicolas Rozier / Artaud à l’Orangerie
Hugues Leroy / J’y vais pas 
Anne Maurel / La fille du bois 
Thomas Giraud / À la recherche de Bas Jan Ader 
Frédéric Fiolof / Débordements
Perrine Rouillon (dessins & textes) / Instants amoureux 
Pierrick de Chermont / Ces grands cétacés de la littérature mondiale
Agnès Borget & Anthony Poiraudeau / Conversation avec Arno Bertina et Alban Lefranc
Zoé Balthus / Seppuku ou le climax de Mishima
Aglaé Bory (Photographies & texte) / Figure mobile - Portraits de Magdi Elzain 
Hélèna Villovitch / La plus vieille story du monde Hélène Gaudy / Accroche l’ombre (Trois images)
Julia Kerninon / La légende
Éléonore de Monchy / Biopsy

Ce numéro bleu ciel reste en précommande jusqu'au 10 octobre sur le site de la revue lamoitiedufourbi.org/. Et pour son lancement, la librairie "Le Comptoir des mots" invite "La moitié du fourbi" et ses auteurs à y accueillir les lecteurs le soir du 16 octobre, au 239 rue des Pyrénées à Paris.

裸婦, les nus nippons inédits de Michael Kenna

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Rafu series (c) Michael Kenna
For over thirty years, Michael Kenna photographed temples, shrines, gardens, seascapes and landscapes throughout Japan. Ten years ago, he also began to photograph female nudes there. The women who modeled were friends of friends and their associates: actresses, dancers, office workers, photographers and yoga practitioners. A selection of his nudes will be unveiled at Paris Photo by his Parisian Gallery Camera Obscura between November 8-11. The series called "Rafu"will be published in a book by Nazraeli Press and exhibited at the Tokyo Photographic Art Museum (TOP) from December 1 until  January 27th 2019.  Michael Kenna told me all about it and much more.

Zoé Balthus – What does mean "Rafu"?

Michael Kenna – Rafu ou 裸婦 is a Japanese word for unclothed female. A woman [girl] in the nude.

Zoé – As you know I had questioned the presence/absence of the human figure in your work … I am really amazed to discover that you were hiding your work on nude…

Michael Kenna – I have stated on numerous occasions that I do not include people in my photographs as I feel they gave away the scale and became the main focus of the viewer’s attention. Most of my photography relates to the presence of absence. However, fixed dogma is not a creative tool, and one should not be confined by a self described definition. I believe it is preferable to question, explore, and even change one’s mind on some aspects from time to time!

Zoé – When exactly did you really begin working on nudes ?

Michael Kenna – I first became interested in photographing nudes while I was a student at The London College of Printing in the years between 1973-6. At the time, I was able to hire models through the college and photograph them in different situations. My senior graduating photographic project, all in color, was on Body Motion, highly influenced by the work of Dr. Harold Edgerton. I made stroboscopes with colored filters and experimented with nudes reflected in water. I photographed shadows and made multiple time exposures of both male and female bodies. This was the work that I took to galleries when I went to the USA. Over the intervening years, I occasionally returned to the genre, but did not make another concentrated study until this series. I suppose it was just a matter of time.

Zoé – What is the origin of this specific work ?  How did it happen ?

Michael Kenna – My father and step-mother both passed away in 2006, Ruth Bernhard in 2007. I also divorced in 2007 and moved cities. Perhaps these changes in my life were also catalysts for changes in my work. There is a Bollywood song I like titled: which roughly translated means “tomorrow may never come”. It was time to seize the day!

I have been visiting Japan frequently to photograph the landscape, and have access to excellent coordinators there, so, starting in 2008, I simply began to quietly set aside time to also photograph nudes. I worked in a variety of Japanese houses, restaurants, sake factories, tatami rooms, wherever I could find locations that had an aspect of old Japan. There was no particular rhyme or reason to the choice of models. The women I photographed were a cross section of friends of friends and their associates: office workers, dancers, yoga practitioners, actresses, and photographers, who wanted to see how it felt being nude in front of a camera. To the best of my knowledge, none of the women were professional models. Some were being photographed nude for the first time in their lives. A few didn’t want me to photograph their faces, others specifically asked for portraits. Most of the models did not speak English, which made for interesting communication as I speak very little Japanese. Perhaps the language barrier helped as there was no tendency to politely chatter. We were able to concentrate more fully and be in the moment.

Zoé – Why a Japanese nude series ? Have you photographed nudes only in Japan ? Only female nudes  ?

Michael Kenna – Based on my experience, I find that I work best when there are some constraints and perimeters around a project, whether that is geographic space, subject matter, or a prescribed period of time. An open ended project has a tendency to stretch on for years. I always have a dozen or so potential projects on the go, and it usually requires an exhibition, book publication or deadline to motivate a conclusion. Given this proclivity, and the time and logistics involved, I decided to restrict my nude studies to Japan, at least to begin with. So far I have only photographed female nudes but I do think it would be interesting to photograph male nudes. I am certainly open to future possibilities.

Zoé – What are you looking at (for) in front of the nude ? Do you approach the human body as a proper landscape ? How are you setting up a composition ?  What are the camera and lens you using for the nude ?

Michael Kenna – I approach photographing the female nude, very much as I approach the landscape, with absolute respect and admiration. In the landscape I search for subject matter that resonates with me. I am interested in the relationships, juxtapositions, even confrontations between the natural elements and the structures that we humans have formed. It is not so different when I photograph the nude. I look for the individual characteristics in bodies, their shapes and uniqueness. I explore their relationships to the environments where we are photographing. I try to allow the models to express themselves, to find poses and angles that are interesting. Some require direction, others were content to move as they wished and I would stop them when I saw photographic possibilities. Sometimes I had a great rapport with the model. At other times it was more distant and reserved. I never went into a photo session with fixed ideas of what I would photograph, and I could never predict or pre-visualize the results. It was more of an impromptu event, something of a wordless dialogue between model and photographer. Essentially, I was open to possibilities. I used whatever available ambient light and props I found in the locations.

Photographs were made with my old Hasselblad film cameras, so exposures were usually long, close to a second, with the camera on a tripod or on the ground. The process was often slow and arduous for the models as they had to maintain their poses. There were many sore muscles after the sessions! I cannot adequately express my appreciation for their kind forbearance and patience.

Zoé – What does it mean within your whole work ? Why revealing it now ? Do you have other nude projects underway ?

Michael Kenna – The human body is an absolutely amazing, mysterious miracle in a myriad of ways. Representing the nude human body as an artistic genre has an exceptionally rich history in the arts of painting, drawing, sculpture, printmaking and photography. The list of artists whose nude studies I admire is far too long to include here. I have photographed for over forty five years, but still regard myself as a perpetual student and believe it is imperative to keep learning from others. I view both historical and contemporary creative representations of the nude as open invitations to also explore this esthetic challenge. My efforts may add little or nothing to the enormous existing mountain of artistic treasures, but I don’t think that’s important. I have no idea what this work means within the context of my career and have little interest in thinking about it. It is another chapter in an ongoing story, and I hope and trust there will be many more.

This work was one chapter in my forty five year career. There have been many other chapters and hopefully there will be many more. This series may be an interesting diversion from the central path, but my life’s work will certainly not be defined by these images.

Zoé – How (when, why) did you arrive in Japan for the first time and what is the attraction of it ?

Michael Kenna – My first trip to Japan was in 1987. I was invited by Minoru Shirota of Min Gallery, Tokyo for an exhibition and book signing.  I extended my trip to photograph the shrine and temple areas of Kyoto and Nara. I returned several times over the following several years for exhibitions, book signings and lectures, usually to Tokyo, Osaka or other metropolitan cities. My dream was to explore the landscape in Hokkaido, Honshu, Shikoku, Kyushu and Okinawa which I started to do in 2001.

There is something mysterious and wonderfully alluring in the Japanese land. It is visually manifested in the omnipresent interactions between water and earth.  It can be felt in the engaging intimacy of scale in its terrain, and in the deep sense of history contained in its earth. There is reverence and honor towards the land, symbolized, I believe, by the ubiquitous torii gates. The shrine is often an integrated part of the landscape, a place to rest and meditate, and perhaps even escape for some moments from the complications and noise of our fast paced modern lives. Physically, Japan has similarities to my home country of England; relatively small, reserved, inhabited for centuries, surrounded by water, every patch of land and part of the sea-front containing a story.

As a boy, growing up in the North of England, I had my favorite trees, which I regarded as friends. I would visit them and witness their growth and change. Like the shrines and temples they were also oases of calm. Over the past several years I have made acquaintances with a number of Japanese trees and, fortunately for me, they seem to understand English quite well!

A favorite pastime in my youth was to go to places where activities normally took place, but which were temporarily empty: train stations, playgrounds, churches, cemeteries, etc. I was, and still am, interested in how we humans leave our marks on where we live. I am attracted both to the visual juxtapositions and interactions, and also to the lingering atmospheres and remaining traces that pervade these places when normal activities have ceased. Japan has been a perfect environment to exercise this curiosity.

Zoé – As you said before, that your first nude photos were all in color, do you plan to show them one day? And what made you turn to black and white in the first place?

Michael Kenna – I doubt if I will ever show the color student work again. I think I destroyed most of the prints a long time ago. Maybe I still have color transparencies somewhere in my archives, but I prefer to look forwards rather than backwards. I’ve been working primarily in black and white since the seventies for several reasons. We see in color all the time, and everything around us is in color. Black and white therefore becomes more of an interpretation of the world. It is not a copy or duplication of what we see with our eyes. I think the subtlety of black and white inspires the imagination of the individual viewer to complete the picture in the mind's eye. It doesn't attempt to compete with the outside world. I still print all my own silver prints in a traditional darkroom, and it is an important and thoroughly enjoyable part of the creative process for me. I find that black and white is more malleable than color, that black and white photographs are quieter and more mysterious than those made in color. I believe black and white is calmer and gentler than color, and persists longer in our visual memory. Ultimately, I suppose it is all a matter of personal preference.

Zoé – You had worked as Ruth Bernhard’s assistant for ten years. How did it happen ?

Michael Kenna – I was introduced to Ruth Bernhard in the late seventies. She had just signed a two year exclusive representation contract with The Stephen White Gallery in Los Angeles and needed to make 200 prints. It was Stephen who suggested to me that Ruth needed a darkroom assistant as she had suffered carbon monoxide poisoning and was therefore unable to print for herself. I was extremely fortunate to work closely with Ruth in San Francisco for a decade, printing her negatives and absorbing her philosophies of life.

Zoé – How was it to work by her side ?

Michael Kenna – Working with Ruth was one of the best things that ever happened to me. Her attitude to life was extraordinary. She was a passionate “YES” person. “Today is the day” she would repeat almost as a mantra, and her ubiquitous enthusiasm was highly contagious. I don’t think I have ever met anybody else quite so independent, energetic, adventurous, funny and feisty.

Initially, I worked with Ruth in the evenings. Her home was on Clay Street in Pacific Heights, and her darkroom was just off her kitchen. Sometimes, by the time I got there, Ruth would have the chemicals already made, a negative in the enlarger, easel tilted up at some crazy angle for the perfect elongation, various soft focus screens, hand made from old stocking material, at the ready. And we would print together, for hours and hours. Ruth was a night owl, she had no idea of the time and never worked in the mornings - which meant the evenings could stretch on way into the wee hours. Woe betide anybody who attempted to visit her the next morning before 11.00 !

Ruth was a perfectionist with clear, distinct and specific ideas about how she wanted something printed. Being Ruth, she would, invariably, change those ideas within minutes of starting the print. From her, I learnt that there was no one way, or even best way, to print. She would say: “A print should be as individual as a person’s signature.” I don’t think we ever made two prints exactly alike. She exercised her artist’s prerogative to be consistently inconsistent. Her printing techniques remain with me today.

It is important to mention that all of Ruth’s photographs of the nude were made well before I even met her. I printed her negatives and sometimes assisted her when she was teaching, but I did not have the opportunity to assist her in any practical photography session. Much has been written about this work over the years and there is little that I can add. Ruth’s vision of the female nude was singular and distinct. She regarded female bodies as seed pods and espoused a marked difference between the male and female attitude towards photographing the nude. There is little or no sense of eroticism in her works. Rather, her images glow with sheer beauty. The magnificence of the female form is celebrated through line, form, texture, light and shadow. When we printed together, she often spoke of “marble dusting” in relationship to Michelangelo. She wanted her photographs to have aspects of sculpture, to be monumental and proud. She pursued perfection relentlessly, while knowing that it was ultimately unattainable. Now, when I see Ruth’s prints in museums, galleries or published in books, I can smile, for she knew all along that life is in the journey, not the destination. Ruth’s life was not easy, but the pursuit kept her alive and vibrant for 103 years. I still miss her.

Zoé – What are the main lessons you learnt from her ?

Michael Kenna – Ruth was highly influential in both my personal and professional life. She was a role model to me, something of a photography mother figure, and a very dear friend. Ruth is justifiably recognized around the world as an important photographer, but she was much more than that. She was also a great human being, a teacher, mentor, philosopher, a woman of conscience with keen intuition and a deep understanding of herself and her world. She was acutely aware of life’s gifts, and the obligation to pass them on, of social and universal responsibility, and the interconnectedness of all things. Her generosity and responsive spirit made so many wonderful things happen for so many people. She was a true Guardian Angel.

Zoé – Was it because you had worked for so long in her studio that you turned your camera to the landscapes ?

Michael Kenna – I had been photographing the landscape for a number of years before I met Ruth, and she certainly encouraged me to continue.

Zoé – Well, what I want is to find out is how deeply her work influenced yours and its direction obviously… meaning, running away from the human figure, or in other terms, are you feeling shy to go yourself on nudes, after Ruth and the other masters of nude ?

Michael Kenna – I think it is true that Ruth was not overly fond of males photographing female nudes, even though her absolute idol was Edward Weston, a male who photographed female nudes. As I previously mentioned, Ruth was charmingly and consistently inconsistent! During the years I worked with her, I photographed more body motion studies and nudes, but my primary focus was on landscapes and industrial landscapes.

I was a young photographer with extremely limited finances and resources, trying to navigate the art world and make a living. Looking back, I suspect it was the demands of time and logistics which was the primary reason for me to concentrate on specific subject matters.

Zoé – How do you consider your work ?

Michael Kenna – Much like the philosophy of Japanese haiku poetry, I emphasize suggestion rather than description. A few elements can evoke a whole world of imagination. A small amount of tangible subject matter has infinite possibilities. Sometimes I make long exposures, either during the day or at night. Film can accumulate light and record events that our eyes are incapable of seeing. Drama is often increased, deep shadows can appear, light sources may appear surrealistic.

The results are deliciously unpredictable. As a photographer I try to live and work with the constant knowledge that nothing is ever the same twice. Our world is always changing. I am extremely content, doing what I am doing, being a small part of the recording process. It has, and continues to be, a great privilege for me to spend time in Japan and to have an ongoing conversation with its exquisite land. 


Rafu series (c) Michael Kenna

Pendant plus de trente ans, Michael Kenna a photographié des temples, des sanctuaires, des jardins, des paysages maritimes et terrestres au Japon. Il y a dix ans, j’ai commencé à photographier des nus féminins. Les modèles étaient des amies, des relations d’amis, actrices, danseuses, des employées de bureau, des praticiennes de yoga, et même des photographes. Une sélection de ses nus va être dévoilée dans le cadre de Paris Photo par sa galerie parisienne Camera Obscura du 8 au 11 novembre prochains. La série intitulée "Rafu" fait l'objet d'un livre à paraître aux éditions Nazraeli Press et d'une exposition au Tokyo Photographic Art Museum (TOP) qui lui consacre une rétrospective du 1er décembre au 27 janvier 2019.  Michael Kenna me dit tout de cette série et plus encore...

Zoé – Que signifie "Rafu"? 

Michael Kenna – 裸婦 ou Rafu est le mot japonais qui signifie la femme dénudée. La nudité d’une femme ou d’une fille. 

Zoé – Comme tu le sais, je questionnais depuis longtemps la presence/absence de la figure humaine dans ton travail … autant dire que je suis stupéfaite de découvrir que tu cachais ce travail sur le nu… A partir de quand exactement as-tu commencé à faire du nu ?

Michael Kenna – J’ai, en de nombreuses occasions, déclaré que je ne faisais pas apparaître d’êtres vivants dans mes photographies parce qu’elles trahissent l’échelle et finissent par capter toute l’attention de spectateur.  La plupart de mes photographies évoquent la présence de l’absence. Quoi qu’il en soit, le dogme fixe n’est pas un outil de création, et l’on ne devrait pas rester confiné dans sa propre définition. Je crois qu’il préférable de questionner, explorer et changer d’opinion sur de nombreux sujets de temps en temps !

Mon intérêt pour le nu en photographie remonte mes années d’études au London College of Printing entre 1973 et 1976. A cette époque, grâce à l’école, je pouvais engager et photographier des modèles. Le projet photographique, tout en en couleurs, que je présentais pour mon diplôme portait sur le corps en mouvement, j’étais très influencé par l’œuvre de Dr. Harold Edgerton. J’avais créé des stroboscopes avec des filtre colorés que je testais avec des nus réfléchis dans l’eau. Je photographiais des ombres et je variais les temps d’expositions avec des modèles féminins et masculins. C’est le travail que j’ai montré aux galeries en arrivant aux Etats-Unis. Au cours de ces années, j’ai parfois renoué avec ce genre mais je n’avais plus réalisé d’études aussi concentrées jusqu’à la série Rafu. 

Zoé – Quelle est l'origine de ce travail de nu ?  Comment cela s'est-il produit ?

Michael Kenna – Mon père et ma belle-mère sont décédés en 2006, Ruth Bernhard dont j'ai été l'assistant est décédée à son tour en 2007. J’ai aussi divorcé en 2007 et déménagé dans une autre ville. Peut-être que ces changements de vie ont été les catalyseurs pour changer aussi dans mon travail. Le titre d’une chanson de Bollywood que j’aime bien “Kal ho na ho” signifie : « Demain pourrait ne jamais se lever ». Il était temps de s’emparer du jour ! 

Comme je me rendais au Japon régulièrement pour photographier les paysages, j’avais accès à d’excellents coordinateurs alors en 2008, j’ai commencé en toute discrétion à y photographier des nus. J’ai travaillé dans de multiples lieux japonais, des maisons, restaurants, fabriques de saké, pièces à tatami, partout où je trouvais des traces du Japon traditionnel. Le choix des modèles s’est déroulé sans aucun impératif, sans idée préconçue. Les femmes que j’ai photographiées sont des amies d’amis, ou des relations qui en découlent.  Des employées de bureau, des danseuses, des praticiennes de yoga, des actrices et des photographes qui voulaient goûter la sensation de nudité devant un appareil photographique. Autant que je le sache, aucune des modèles n’était professionnelle. Certaines se sont laissé photographier nues pour la première fois. Certaines n’ont pas voulu que je photographie leur visage, d’autres au contraire ont demandé des portraits. La plupart d’entre elles ne parlait pas un mot d’anglais, ce qui a rendu la communication intéressante compte tenu de la petite quantité de japonais que je maîtrise. Sans doute, la barrière de la langue a été bénéfique en nous épargnant le bavardage des politesses d’usages. Nous avons pu davantage nous concentrer sur l’essentiel et être dans l’instant. 

Zoé – Pourquoi une série de nus japonais ? as-tu photographié des nus qu'au Japon ? Que des nus féminins ?

Michael Kenna – Avec l’expérience, je trouve que je travaille mieux lorsqu’un projet est soumis à certaines contraintes, avec des périmètres délimités, que ce soit un espace géographique, un sujet ou une période de temps limitée. Les projets illimités ont tendance à durer indéfiniment au fil des ans. J’ai toujours une douzaine de projets potentiels en cours et j’ai généralement besoin d’une exposition, de la parution d’un livre ou d’une date limitée pour parvenir à sa conclusion. Compte tenu de cette propension, des circonstances temporels et logistiques, j’ai décidé de limiter mes études de nus au Japon, en tout cas pour commencer. Je n’ai pour l’instant photographier que des nus féminins mais je pense que des nus masculins pourraient être aussi intéressants. Je suis en tout cas ouvert à des opportunités futures. 

Zoé – Que cherches-tu face à un nu ? Approches-tu le nu comme tu approches un paysage ? Comment travailles-tu la composition ?  Et quel appareil utilises-tu pour le nu ?

Michael Kenna –  Mon approche du nu féminin est très semblable à celle du paysage, avec respect et admiration absolus. Face au paysage, je suis à l’affût d’une résonance entre le sujet et moi. Je m’intéresse aux relations, juxtapositions et même aux confrontations des éléments naturels avec les structures que nous humains composons. Ce n’est pas tellement différent quand je photographie le nu. Je cherche les caractéristiques individuelles dans les corps, leur silhouette, leur unicité. J’explore les liens avec l’environnement où nous menons la séance. J’essaie d’autoriser les modèles à s’exprimer pour trouver des poses et des angles intéressants. Certains ont besoin de direction, d‘autres sont contentes de bouger comme elles le souhaitent et je les interromps quand j’entrevois la possibilité d’une image. Parfois, j’ai une relation formidable avec le modèle, d’autres sont plus distantes et réservées. Je ne me suis jamais rendu à une séance photo avec des idées préconçues sur ce que je veux photographier, je ne pourrais jamais prévoir ou pré-visualiser le résultat. Ce sont davantage des événements impromptus qui tiennent plus d’une sorte de dialogue non-verbal entre le modèle et le photographe. Essentiellement ouvert aux possibilités, je tire profit des lumières d’ambiance telles sont et de toutes choses que je trouve sur place. 

Ce sont des photographies que je prends avec mes vieux appareils argentique Hasselblad, et mes expositions ont généralement longues, proches d’une seconde, avec l’appareil monté sur un trépied ou à même le sol. Le processus est souvent lent et ardu pour les modèles qui doivent tenir la pose. Il y a beaucoup de courbatures après ces séances ! Je ne saurais jamais assez dire combien j’apprécie leur aimable endurance et leur patience.

Zoé – Comment cette série de nus s'inscrit-elle dans ton oeuvre ? Pourquoi la révéler maintenant ? As-tu d'autres projets de nus en développement ? 

Michael Kenna – Le corps humain est absolument extraordinaire et, de mille façons, constitue un curieux miracle. La représentation du nu humain comme genre artistique a une histoire d’une richesse exceptionnelle tant en peinture, qu’en dessin, sculpture, imprimerie et en photographie. La liste des artistes dont j’ai admiré les études de nus est bien trop longue pour pouvoir la dresser ici. Je suis photographe depuis quarante-cinq ans mais je suis un éternel étudiant, je crois qu’il est impératif de continuer à apprendre des autres. Je considère que les nus, dans l’imagerie de l’histoire de l’art mais aussi à travers leur représentation contemporaine, sont des défis esthétiques en soi. Mes efforts ici n’ajouteront peut-être rien ou pas grand-chose à l’immensité des trésors de l’Art, mais peu m’importe. Il s’agit d’un chapitre dans la grande histoire perpétuelle. 

Cette série n'est qu'un chapitre dans ma carrière de quarante-cinq ans.  Il y a en eu de nombreux autres et j’espère qu’il y en aura encore beaucoup. Elle s’avère être une intéressante bifurcation sur le cheminement central. Mais ma carrière ne saurait être résumée par ces images.

Zoé – Comment es-tu arrivé au Japan la première fois et quelle attraction ce pays exerce-t-il sur toi ? 

Michael Kenna – Mon premier voyage au Japon remonte à 1987. J'avais été invité par Minoru Shirota de la Galerie Min à Tokyo pour une exposition et une signature.  J'ai prolongé mon voyage pour photgraphier des temples et sanctuaires à Kyôto et Nara. J'y suis retourner à de multiples reprises les années suivantes pour des expositions, des signatures et conférences, généralement à Tokyo, Osaka et autres grandes villes. Je rêvais d'explorer les paysages de Hokkaido, Honshu, Shikoku, Kyushu et Okinawa. Ce que j'ai commencé à faire à partir de 2001. Il y a quelque chose de mystérieux et de merveilleusement élégant sur cette terre nippone. Cela se manifeste avec l'omniprésence de l'interaction entre la terre et l'eau. Cela se ressent dans l'engageante intimité d'envergure de sa superficie et le sens profond de l'histoire porté par sa terre. Et puis, la révérence et l'honneur à l'égard de cette terre symbolisés, je crois, par ces Torii, sortes de portiques omniprésents.  Le sanctuaire fait souvent partie du paysage, c'est un lieu de repos et de méditation et peut-être d'évasion dans les moments de turbulences et de chahuts que produit la modernité de nos existences à grande vitesse.  Je trouve des similarités physique entre le Japon et mon Angleterre natale, deux contrées relativement petites, réservées, peuplées depuis des siècles, cernées d'eau, avec chaque parcelle de terre et de front de mer portant une histoire. 

Petit garçon, j'ai grandi au nord de l'Angleterre, j'avais mes arbres préférés que je considérais comme mes amis. Je leur rendais visite, j'observais leur croissance et leur évolution. Comme les temples et les sanctuaires sont des oasis de calme. Au fil des ans, je me suis lié à de nombreux arbres au Japon, et par chance pour moi, ils semblent plutôt bien comprendre l'anglais ! 

Mon passe-temps favori de jeunesse était de me rendre dans des lieux temporairement désertés, où les activités habituelles avaient pris fin : des gares désaffectées, des terrains de jeux, des églises, mais aussi des cimetières etc. J'étais attiré et le suis toujours par les traces que nous, humains, laissons de notre passage. Je suis attiré à la fois par les interactions, juxtapositions visuelles et les ambiances persistantes, les vestiges que livrent ces endroits où a cessé l'activité. Le Japon est un environnement parfait pour exercer cette curiosité.

Zoé – Tu as dit que tes premiers nus étaient en couleurs, comptes-tu les montrer un jour ? Et quelle est l'origine de ton passage au noir & blanc ?

Michael Kenna – Non, je ne montrerai plus jamais mes travaux en couleur d’étudiant. Je crois que j’ai détruit tous les tirages il y a bien longtemps. J’ai peut-être encore quelques diapos en couleurs quelque part dans mes archives mais je préfère regarder vers l’avenir. Je fais du noir & blanc depuis les années 70 pour plusieurs raisons. Nous voyons en couleur tout le temps, autour de nous tout est en couleur. Le noir & blanc est par conséquent davantage une représentation du monde qu’une copie ou un duplicata de ce que l’on voit de nos propres yeux. Je crois que la subtilité du noir & blanc stimule l’imagination du spectateur pour compléter l’image d’une vue de son esprit. Il ne s’agit pas d’une compétition avec le monde extérieur. Je tire toujours tous mes clichés argentiques dans une chambre. Noire traditionnelle, c’est une partie importante du processus créatif qui me procure un intense plaisir. Je trouve aussi que le noir& blanc est plus malléable que la couleur, que les photographies en noir & blanc sont beaucoup plus paisibles et plus mystérieuses qu’en couleur. Je crois que le noir& blanc est plus calme et doux que la couleur et qu’il s’installe plus durablement dans notre mémoire visuelle. Mais en fin de compte, selon moi, c’est aussi une question de préférence tout à fait personnelle. 

Zoé – Tu as été l'assistant de Ruth Bernhard pendant dix ans. Comment est-ce arrivé ?

Michael Kenna – J’ai rencontré Ruth Bernhard à la fin des années 70. Elle venait de signer un contrat d’exclusivité avec la Stephen White Gallery à Los Angeles et avait besoin de réaliser 200 tirages. Stephen m’a fait savoir que Ruth cherchait un assistant de chambre noire car à la suite d’une intoxication au monoxyde de carbone, elle ne pouvait plus développer elle-même. Et pendant dix ans, j’ai eu la chance extrême de travailler en étroite collaboration avec Ruth à San Francisco, à développer ses négatifs et intégrer sa philosophie de l’existence. 

Zoé – Comment était-ce de travailler à ses côtés ?

Michael Kenna – Travailler à ses côtés a été l’une des meilleures choses qui me soient arrivées. Son rapport à l’existence était extraordinaire. Elle était une passionnée du « OUI ». “Aujourd’hui c’est le grand jour” répétait-elle à l’envi, comme un mantra, et cet enthousiasme perpétuel était extrêmement contagieux. Je crois n’avoir jamais rencontré quelqu’un de plus indépendant, dynamique, aventureux, drôle et fougueux qu’elle. 

Au début, je consacrais les soirées à travailler avec Ruth. Elle vivait sur Clay Street dans le quartier de Pacific Heights, et la chambre noire était derrière sa cuisine. Parfois, à mon arrivée, Ruth avait déjà préparé les produits, un négatif était posé sur l’agrandisseur, l’établi calé pour un agrandissement à la perfection avec un angle dingue et avec, toutes prêtes, diverses mises au point manuelles archivées au cours d’anciens travaux. Là, nous partions ensemble pour des heures et des heures de tirage. Ruth était un oiseau de nuit, elle oubliait le temps, comme elle ne travaillait jamais le matin, ses soirées pouvaient s’étirer jusqu’à des heures indues. Gare à quiconque osait se présenter chez elle avant 11 heures du matin ! 

Ruth était perfectionniste, avec des idées claires, remarquables, précises sur le tirage souhaité. Ruth, étant ce qu’elle était, revenait invariablement sur ses idées au dernier moment avant de commencer à tirer. J’ai appris auprès d’elle, qu’il n’y a pas une seule méthode, ni même de meilleure méthode pour tirer une image. Elle disait : « Un tirage devrait être aussi unique que la signature d’un individu ». Je crois que nous n’avons jamais réalisé deux tirages absolument semblables. Elle a exercé sa prérogative d’artiste, en étant inconstante, avec constance. Je suis le gardien aujourd’hui de ses techniques de tirage.

Il est important de mentionner que Ruth avait réalisé toutes ses photographies de nus bien avant que je la rencontre. J’ai tiré certains de ses négatifs et parfois assisté à ses cours, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’assister à aucune de ses séances de photographie. Son travail a été beaucoup commenté au cours des ans et j’ai assez peu à y ajouter. Le regard que portait Ruth sur le nu féminin était singulier et remarquable. Elle observait les corps féminins comme on guette la pousse de semis, elle se distinguait résolument en tant que femme par rapport à l’attitude masculine dans la photographie d’un nu. Il n’y a pas ou peu de dimension érotique dans ses travaux. Ses images brillent plutôt par leur beauté diaphane. La magnificence du corps féminin est célébrée dans la ligne, la courbe, le grain, la lumière, l’ombre. Quand nous tirions ensemble, elle évoquait souvent « l’époussetage du marbre » en référence à Michel-Ange. Elle voulait que ses photographies ressemblent à des sculptures, qu’elles soient de fiers monuments. Sa quête de la perfection était inlassable, même si elle la savait tout à fait hors de portée. Aujourd’hui, quand je vois ses œuvres dans les musées, les galeries et les livres, je souris en songeant qu’elle a toujours su que seule l’existence fait le voyage, pas la destination. Ruth n’a pas eu la vie facile mais cette quête l’a maintenue en vie pendant 103 ans. Elle me manque toujours. 

Zoé – Quelles sont les principales leçons qu'elle t'a enseigné  ?

Michael Kenna – Ruth a eu une influence extrême sur ma vie personnelle et professionnelle. Elle a été un modèle pour moi, une sorte de mère pour la photographie en même qu’une amie très chère. Ruth est reconnue, avec justesse, dans le monde entier comme photographe d’importance mais elle était bien plus que cela. C’était aussi un grand être humain, un professeur, un mentor, un philosophe, une femme de conscience avec une puissante intuition et une profonde compréhension d’elle-même et de son monde. Elle était très consciente des dons de l’existence et de l’obligation de les transmettre, de la responsabilité sociale et universelle, de la connexion de toutes choses entre elles. Sa générosité et sa réactivité ont permis à tant d’individus de vivre des choses merveilleuses. Elle était un véritable ange- gardien.

Zoé – Est-ce parce que tu travaillais aux côtés de Ruth que tu as tourné ton objectif vers les paysages ?

Michael Kenna – Je photographiais des paysages depuis bien des années avant de rencontrer, et elle m’a toujours encouragé à poursuivre sur cette voie.

Zoé – Je voulais en vérité savoir à quel point son travail a influencé le tien, lui a donné une direction... c'est-à-dire opposé à la sienne, loin de la figure humaine ou en d'autres termes, es-tu intimidé de t'attaquer toi-même au nu après Ruth et les autres maîtres du genre ?  

Michael Kenna – Il est vrai que Ruth n’aimait pas beaucoup les photographes masculins de nus féminins, même si son idole absolue était Edward Weston, comme je le faisais remarquer tout à l’heure, Ruth était en constante et charmante contradiction ! Durant toutes les années passées à travailler à ses côtés, je faisais plus d’études de corps en mouvement et de nus, mais je me concentrais surtout sur les paysages ainsi que les sites industriels.

J’étais un jeune photographe, aux moyens financiers et ressources très limités, j’essayais de naviguer dans le monde de l’art et d’en vivre. Quand je me retourne sur le passé, je suppose que ce sont les contingences de l’époque qui m’ont poussé à me concentrer sur des sujets spécifiques. 

Zoé – Comment vois-tu ta photographie ? 

Michael Kenna – A la manière des haïkus japonais, je place toujours davantage d’emphase dans la suggestion plutôt que dans la description. Quelques éléments suffisent à évoquer tout un univers imaginaire. Une toute petite portion de matière tangible détient une infinité de possibilités. Parfois, ses images sont le fruit de pauses très longues, diurnes ou nocturnes. Une pellicule est capable d’accumuler de la lumière et enregistrer des événements que nos yeux sont incapables de discerner.

Cela accentue souvent l'effet dramatique, et de profondes ombres peuvent apparaître, des sources de lumières surréalistes peuvent surgir. Les résultats sont délicieusement imprévisibles. En tant que photographe, j’essaie de vivre et travailler constamment en gardant en tête que rien ne se produit jamais deux fois à l’identique. Notre monde est en changement perpétuel. Je suis très satisfait de faire ce que je fais, c'est une infime part du processus d’archivage. Ce fut et cela reste un immense privilège pour moi de passer du temps au Japon et de poursuivre ma conversation avec cette terre extraordinaire.

Traduction de Zoé Balthus

Sumô, l'art du temps métaphysique

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Un rikishi au tournoi de sumô de Fukuoka, au Japon – novembre 2018 (c) Zoé Balthus
Le palais des Sports de Fukuoka, cité portuaire sur l’île de Kyûshû à l’ouest du Japon, accueille le dernier basho1de l’année, saison officielle de sumô d’une durée de quinze jours, chaque mois de novembre. Je suis assise dans les gradins, côté est, depuis 8h00 en ce 11 novembre 2018.


Le public, clairsemé aux premières heures de cette première journée de tournoi, s’est étoffé avec lenteur tandis que les lutteurs de sumô des catégories infé- rieures menaient leur combat dans l’espoir de se hisser dans la hiérarchie jusqu’à voir leurs noms apparaître un jour au classe- ment général, le prestigieux banzuke. Y sont actuellement classés, du rang le plus bas au plus élevé, vingt-huit champions juniors, jûryô, suivis des maku-uchi compre- nant trente-deux maegashira (champions), deux komusubi (grands champions aspi- rants), deux sekiwake (grands champions adjoints), trois ozeki (grands champions) et trois yokozuna (champions suprêmes) qui ne disputent qu’un combat par jour. Les ozeki ne luttent qu’en fin de journée avant les yokozuna qui finissent vers 18h00.
Cinq jeunes femmes portant chignon et kimono de soie bigarrée, perchées sur leurs geta, socques traditionnels, avancent les unes derrière les autres, à petits pas, dans la coursive sud avant de s’installer avec grâce dans des box de catégorie supérieure. Juste à temps. La clameur s’intensifie dans la salle désormais comble avant dohyô-iri, cérémonie d’entrée des lutteurs (rikishi). Il est 16h00, les lutteurs demi-nus, aux corps à la fois musclés et gras, apparaissent. Ils sont près d’une vingtaine de colosses, aux visages impassibles, à entrer par l’allée sud-est dans l’immense salle, emmenés par un arbitre à l’allure de prêtre shinto vêtu d’un shozoku — sorte de kimono de soie — rouge chatoyant, aux motifs dorés, et coiffé d’un couvre-chef noir en toile laquée. L’atmosphère s’électrise, des flashs crépitent, des cris d’admiration fusent sur le passage du cortège hiératique. Mouvant leur masse à la nonchalance pachydermique, ils avancent en file indienne en direction du mori-dohyô, plateforme d’argile haute de 60 cm.  [...] 



Extrait de Sumô, l'art du temps métaphysique, récit de Zoé Balthus à paraître le 15 mai 2019 dans le numéro de printemps de la revue La moitié du fourbidont le mot d'ordre est : Vite.

Au sommaire de ce numéro : 

Tristan Tzara (texte)Thaddée (collage) / Un passant  Paul Fournel / L’œil de l’Oulipo : La littérature a-t-elle horreur du vite ?  Lucie Taïeb / Comète  Hugues Robert / Esthétique politique du défouraillement  Philippe de Jonckheere / La cordelette (un épisode cévenol)  Guillaume Duprat (dessins & texte) / Inflation éternelle  Anthony Poiraudeau / Courses et poursuites dans Los Angeles  Zoé Balthus / Sumô, l’art du temps métaphysique  Frédéric Fiolof / Raccourcis  Marjorie Ricord / À l’immédiat, la déraison  Marc-Antoine Mathieu(dessins)Antoine Gautier (présentation) / Trois secondes (extraits)  La m/f / 7,7 millions de millisecondes, conversation avec Alexandre Laumonier  Valérie Cibot / Yoga du temps Véronique Bergen / Martha Argerich. L’Art des passages Matthieu Raffard & Mathilde Roussel (photographies et texte) / Accélération  Marie Willaime / Baies rouges — Breuverie  Hugues Leroy / Trottoir  Hélène Gaudy / En cours  Antoine Mouton / À très vite 

Corinne Atlan : De la nouvelle ère nippone 令和 ou la subtilité d'un monde

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Arashiyama, Kyôto (c) Zoé Balthus

Traductrice, essayiste et romancière, 
elle vit depuis plusieurs décennies dans la culture du Japon dont elle est une éminente spécialiste, Corinne Atlan a traduit une soixantaine d'oeuvres japonaises, dont une majorité de romans (Haruki Murakami, Ryû Murakami, Yasushi Inoue, Fumiko Hayashi) mais aussi du théâtre et de la poésie. L'auteure vient de publier Un Automne à Kyôto (Albin Michel), essai intimiste dans lequel elle invite à la flânerie au cœur de l'ancienne capitale nippone, propice à d'introspectives réflexions sur cette société et sa culture qu'elle explore en profondeur, dans toute la subtilité de la langue. Elle a accepté de parler ici de son œuvre et bien sûr de son métier de traductrice, à commencer par l'exigence de son travail de transmission qui s'illustre opportunément dans une mise au point cruciale de sémantique.

Zoé Balthus : Après trente ans de l’ère Heisei (1989 - 2019) le Japon est entré le 1er mai dans l’ère 令和" ou Reiwa, formule qui a été traduite dans la presse internationale par Belle Harmonie. Comment traduis-tu Reiwa ?

Corinne Atlan : Il s’agit seulement de deux caractères, mais ils condensent toute la question de la traduction et de l’ambiguïté inhérente au japonais. Si tu poses la question à dix traducteurs, tu obtiendras dix traductions différentes. Il y a un côté subjectif dans la traduction : aucune n’est totalement satisfaisante parce que, par essence, elle ne peut être tout à fait conforme à l’original. 

Pour ma part, je traduirais Harmonie Ordonnée. ", Wa, c’est l’harmonie. Et c’est aussi le Yamato, le nom du premier Etat japonais. Le Japon est bien cet « empire de l’harmonie » (titre d’un petit livre que l’ai publié aux éditions Nevicata en 2016), dont l’harmonie obligatoire peut aussi se révéler pesante.  Le premier caractère, Rei, est plus compliqué à traduire. C’est un caractère à double sens, en fait.  Officiellement, il est tiré d’un poème du Manyoshu, la plus ancienne anthologie poétique du Japon, et a le sens d’agréable, doux. Mais selon moi, traduire simplement Reiwa par Belle Harmonie ou encore Excellente Harmonie, est une traduction « politiquement correcte ». Elle omet tout double sens. Or ici, il y a une allusion perceptible par tous les Japonais. Beaucoup de choses fonctionnent ainsi au Japon : il y a Omote, l’endroit, et Ura, l’envers. Et l’envers a souvent plus d’importance que l’endroit... 

Pour en revenir au sens du caractère, effectivement, en poésie classique, il veut dire « doux, agréable ». On le trouve aujourd’hui encore dans certaines expressions où, placé devant un autre mot, il signifie honorable, agréable etc., cependant on ne peut exclure le fait qu’il signifie aussi ordre, commandement. Ce n’est pas forcément antinomique puisqu’autrefois un ordre émanant de l’empereur, considéré comme une divinité, ne pouvait être que parfait par essence, et bénéfique aux sujets rassemblés sous sa bienveillante puissance. Seulement, le Manyoshu, l’anthologie à laquelle le choix de ce caractère fait référence, date d’une époque où il faisait sans doute bon vivre si on appartenait à l’aristocratie, impériale ou guerrière, mais si on faisait partie du peuple, de la paysannerie, c’était certainement tout autre chose.

Il est notable aussi que cette expression particulière, puisée dans le Manyoshu, provienne directement du monde nippon alors que jusque-là, les noms d’ère se référaient au monde chinois. Disons que c’est un retour aux sources japonaises, avec une certaine résonance nationaliste.

Le Japon vit aujourd’hui sous le gouvernement nationaliste d’Abe, bien évidemment favorable à l’application stricte de la loi et l’ordre. Tous les amis japonais que j’ai interrogés perçoivent l’idée de commandement, dans le Rei de Reiwa. Et ça leur fait un peu froid dans le dos.  Mais d’autres préfèrent n’entendre que le sens de la douceur…

En tant que traductrice, je ne peux pas choisir uniquement le côté agréable de la version officielle, il faut aussi faire entendre le revers, Ura : « attention, tout le monde doit marcher comme un seul homme ». Dans ordonnée, avec un O majuscule, j’entends le double sens comme en japonais, c’est à la fois beau, harmonieux et sévère. Ordre et beauté au sens baudelairien en quelque sorte. Voilà pourquoi j’ai proposé cette traduction quand Rafaële Brillaud m’a interrogée pour le journal Libération. 

J’ai vu aussi passer dans la presse la traduction Vénérable Harmonie, c’est à mon sens une bonne traduction, qui témoigne d’une certaine recherche car on entend à la fois le sens « officiel » et en filigrane la notion d’ordre ou du moins d’obéissance avec le verbe vénérer.

Le comité de sages qui a choisi le nom de la nouvelle ère ne peut pas ignorer que, quel que soit le sens classique de Rei - et les Japonais d’aujourd’hui sont beaucoup moins imprégnés de culture classique que les générations précédentes -  le kanji , visuellement, montre une personne qui se prosterne sous un « toit » (le pouvoir) qui rassemble et protège les sujets de l’empire. Ce toit peut être écrasant aussi, il y a là une véritable ambivalence. Au Japon, on n’est pas dans l’abstraction de l’alphabet, l’écrit a une dimension visuelle que trop souvent les traducteurs ne prennent pas du tout en compte.

Le nom choisi pour une nouvelle ère est censé évoquer la tendance, la direction que l’Etat entend donner à l’avenir du pays pendant la durée de cette ère, et le fait est que Reiwa a une connotation un peu autoritaire derrière la douceur apparente. 

Arashiyama, Kyôto (c) Zoé Balthus

Zoé Balthus : On entend bien, grâce à ton éclairage, aussi oui : marchons au pas tous ensemble. C’est intéressant ce que tu dis de l’abstraction de notre alphabet et de l’image, du dessin dans l’idéogramme. Nos conceptions semblent diamétralement opposées. Comment Japonais et Occidentaux s'appréhendent-ils ? 

Corinne Atlan :  Au Japon, il existe une véritable double culture : les Japonais ont intégré nombre de concepts occidentaux ou américains, tout en gardant la spécificité de leur culture et de leurs traditions. Ce contraste explique en partie la fascination des occidentaux pour ce pays : un pays dont les références modernes ressemblent à première vue aux nôtres, pourtant très vite on se sent « sur une autre planète » (j’entends régulièrement cette expression à propos du Japon). C’est certain, les Japonais partagent nos références ou les connaissent, ils ont lu et étudié des livres français, russes, américains (traduits en japonais bien sûr) à l’école, ont vu les mêmes films que nous. Mais à l’inverse, il y a une grande méconnaissance de la culture japonaise en France, en dépit de la fascination qu’elle exerce. Beaucoup de gens vont dire qu’ils adorent Haruki Murakami, que le Japon les fascine. Mais que savent-ils réellement de la culture de ce pays, quels autres auteurs connaissent-ils ? La France me semble un pays très ethno-centré, l’intérêt pour la culture de l’autre est souvent teinté d’exotisme : on est fasciné, mais on part toujours de soi, on ne remet jamais en question ses propres valeurs. Ainsi, beaucoup de gens s’intéressent à la littérature japonaise mais le plus souvent sans se poser la question de la langue d’origine. D’où nous vient cette œuvre, de quelle culture, de quelle Histoire ? Il faut se poser la question, pour comprendre vraiment le texte.

Je pense par exemple à Jets de poèmes, dans le vif de Fukushima (Pop&Psy, Eres) deWagô Ryoichi, une poésie « à vif » pourrait-on dire, écrite pendant la catastrophe même et diffusée initialement sur Twitter. Ces poèmes m’ont vraiment touchée et j’ai eu à cœur de les traduire et les transmettre avec toutes ces ambiguïtés propres au japonais, cette polysémie, ce jaillissement de la parole avec des sons presque « primitifs », des cris, des onomatopées. Un langage non intellectualisé, au plus près du ressenti. C’était vraiment important de faire passer ces aspects-là dans ma traduction. Certaines choses sont compliquées à transposer dans une autre langue, mais c’est justement ce qui est intéressant pour un traducteur. Et la poésie est un champ privilégié pour travailler sur ces questions.

Zoé Balthus : Justement je voulais parler aussi de ça avec toi, la transition est toute trouvée. Dans ton essai paru l’an dernier Un Automne à Kyoto, tu racontes un échange avec un vieux monsieur japonais auquel tu déclarais que « tout est traduisible », quand il soutenait le contraire. Tu n’as pas souhaité poursuivre le débat sur ce point parce que traduire n’était pas le métier de ce monsieur, et tu ne t’y es pas étendu, ce n’était pas le propos de ton livre. Mais j’aimerais que l’on en parle ici…

Corinne Atlan : Ah oui, tout à fait. Ce monsieur, instinctivement, considérait le haïku comme intraduisible. C’est une forme poétique ancienne et profondément japonaise, ce qui la rendrait intraduisible, c'est une opinion répandue au Japon, une réflexion que j’entends souvent. Mais pour un traducteur, tout texte est traduisible, quelles que soient les difficultés qu’il pose. En revanche, une fois qu’un texte est traduit, les gens ne se rendent pas compte du travail accompli pour le restituer dans une autre langue. C’est le cas notamment pour les traductions du japonais vers le français. Sur Internet, par exemple, même des sites spécialistes de littérature japonaise citent des extraits sans mentionner le nom du traducteur, cela me choque toujours. « Le texte d’untel est formidable ! ». J’ai envie de dire : « bon d’accord, je suis contente que cela vous plaise mais cela n’a pas été rédigé directement en français. Derrière ce que vous lisez, il y a un traducteur, qui a transposé le style, le sens, pour vous permettre de comprendre et d’apprécier ce texte. Alors saluez aussi le travail de celui qui a écrit ce texte en français, et qui a peut-être même découvert cet auteur dans la langue originale, et pensé qu’il pourrait toucher votre sensibilité. Citer son nom me semble la moindre des choses. » Oublier le nom, voire l’existence, du traducteur, c’est très français. Les Japonais sont beaucoup plus attentifs à ces questions de traduction, sans doute parce qu’ils ont beaucoup nourri leur culture d’influences étrangères, et sont conscients du rôle crucial de la traduction. 

Dans nombre de pays, le traducteur a une importance reconnue, au Japon notamment mais aussi dans certains pays occidentaux. J’ai à ce propos une petite anecdote : j’ai été invitée il y a quelques mois à parler de traduction aux Rencontres Hivernales du documentaire de Grignan, à l’occasion de la projection d’un film qui traitait de ce thème. Un très joli film, intitulé Dreaming Murakami, qui abonde en références à l’univers de Haruki Murakami, mais se concentre surtout sur Mette Holm, sa traductrice danoise, son métier, sa passion pour la transmission de cet auteur au Danemark. J’ai été stupéfaite par une scène du film où l’éditeur la consulte à propos de la couverture qu’il a choisi pour le livre à paraître, et où elle lui répond : « non, franchement, ça ne me plaît pas du tout, et je ne pense pas que ça plairait à Murakami ». Et l’éditeur danois de répondre : « ah, vous croyez ? Bon, on va réfléchir et trouver autre chose… »  C’est inimaginable en France. 

Corinne Atlan (c) Didier Atlani
Penser au traducteur c'est aussi un état d'esprit. Je me rappelle qu’à l’adolescence, je lisais en anglais – j'ai lu très tôt dans cette langue parce que ma mère était professeur d'anglais et qu'elle nous disait qu’il valait toujours mieux lire un texte dans la langue originale. Je cherchais dans les dictionnaires les mots que je ne comprenais pas, ou bien je consultais les traductions. Plus tard j’ai appris l’allemand, en autodidacte, de cette manière. Je faisais aussi du latin et du grec, et j’adorais le thème et la version. J’avais déjà le goût de comparer les formes d’expressions de deux langues. Et j’étais sensible à la saveur particulière de la langue originale. Je ne me suis lancée que bien plus tard dans la traduction, après des études de japonais, mais je me rappelle très bien m’être dit alors :  « peut-être que ça remonte loin, ce goût pour la traduction », puisque je me souviens qu’à 14-15 ans, j’étais déjà attentive au nom des traducteurs. 

Zoé Balthus : La qualité des textes d’un auteur varie d’évidence d’une œuvre à l’autre, mais il arrive qu’elle se révèle cruellement inégale aussi selon le traducteur à la manœuvre. Je me faisais cette réflexion récemment en relisant tout Mishima justement. Mais la plupart de ses textes ont été traduits à partir de la traduction anglaise, et ceux-là m’ont frappée par leur médiocrité. Il y a de toute évidence une déperdition de substance, de subtilité, de style etc., cela se sent. A l’exception du Pavillon d'Or livré dans une magnifique traduction du japonais par Marc Mécréant, et encore de deux ou trois autres… 

Corinne Atlan : Mishima lui-même avait imposé la traduction à partir de l’anglais parce qu’il avait toute confiance en ses traducteurs américains, sans compter qu’il y avait très peu de traducteurs français à l’époque. Sa veuve a respecté cette volonté, et la levée de l'interdiction est assez récente. D’ailleurs, une nouvelle traduction de Confessions d’un masque, du japonais par Dominique Palmé, traductrice chevronnée, vient de paraître chez Gallimard. Il existe d’autres belles traductions à partir du japonais, réalisées par Yves-Marie et Brigitte Allioux. Et il y a encore un certain nombre de textes de Mishima inédits en français. 

Zoé Balthus : N’aurais-tu pas aimé traduire cet auteur ?

Corinne Atlan : J'ai toujours adoré Mishima mais à l'époque où j’ai découvert son univers, il était traduit depuis l’anglais, et j’étais étudiante, je n’imaginais même pas devenir traductrice un jour. La question ne se posait pas. Par la suite, l'ai lu ou relu certains de ses textes en japonais. Le lire dans la langue originale est d’une grande richesse, son style précis, complexe, est un régal… Mais je n’ai pas forcément envie de traduire tout ce que je lis, heureusement ! Et puis nous sommes un certain nombre de traducteurs de japonais, avec chacun ses domaines de travail ou de prédilection, on ne s’empare pas comme ça d’un auteur traduit par d’autres. Je me suis tout de même amusée à retraduire une page du Pavillon d'Or dans mon livre Un Automne à Kyôto

Je dois dire aussi que, pour ma part, plutôt que traduire des auteurs déjà très reconnus, je préfère défricher, faire découvrir des univers peu ou pas assez connus à mon goût. Ainsi, je suis la traductrice de Keiichirô Hirano, auteur né en 1975 qui a été récompensé par le prix littéraire Akutagawa à 23 ans et a tout de suite été célébré comme « le nouveau Mishima ». A ses débuts, son écriture recherchée, aux idéogrammes compliqués, tenait beaucoup de Mishima, c’est vrai. Mais il revendique aussi d’autres influences : Mori Ogai, Baudelaire... Aujourd'hui il écrit beaucoup sur les failles de la société japonaise contemporaine. Je ne compte pas m’arrêter de sitôt de le traduire, d’autant que nous sommes devenus amis. Si je devais ne garder qu’un seul auteur à traduire, ce serait lui. Il n’est pas encore reconnu en France à la hauteur de son talent ni de sa notoriété au Japon mais le sera un jour, j’en suis persuadée. 

Zoé Balthus : Tu traduis aussi de la poésie, on l’a vu avec Wagô, des haïkus avec notre ami Zéno Bianupour Gallimard, mais du théâtre aussi. Cela semble d’ailleurs t’enthousiasmer…

Corinne Atlan : Oui, je m’intéresse beaucoup au théâtre contemporain japonais, je sélectionne et traduis des pièces depuis une quinzaine d’année, notamment pour la Maison Antoine Vitez, où je coordonne le comité de traduction japonais. J’ai traduit récemment pour le Théâtre de la Ville la pièce Blue sheet du dramaturge Norimizu Ameya, qui mérite vraiment d’être connu. J’aime beaucoup son travail, radical, engagé, et j’avais envie de le faire connaître en France depuis que j’avais vu une de ses créations, The shape of me, en 2010 au festival/Tokyo, qui est l’équivalent du festival d’automne à Paris. La version française de Blue sheet a donné lieu à une création radiophonique sur France Culture. La pièce a ensuite été sélectionnée par le festival La Mousson d’Hiverà Pont-à-Mousson, où je suis allée en mars écouter une lecture par les jeunes étudiants du conservatoire régional de Nancy, dirigée par Vincent Goethals, c’était formidable. Et ma traduction va être publiée cette année aux Editions Espace 34, sous le titre Bleu comme le ciel.

Le théâtre japonais contemporain c'est un peu comme la littérature japonaise il y a une trentaine d'années :  tout est à faire. Il y a une foule de dramaturges méconnus. J’ai traduit des textes que je trouve formidables, comme Le Grenier de Yoji Sakate ou Cinq jours en mars de Toshiki Okada, qui ont été publiés aux Solitaires intempestifs, ou encore Ailleurs et maintenant, toujours de Toshiki Okada, publié chez Espace 34, mais cela reste un domaine peu exploré et peu connu. 

En vérité, c'est ce genre de défi qui me plaît dans mon travail de traductrice. Par exemple, je suis heureuse et fière d’avoir fait connaître Haruki Murakami dès les années quatre-vingt-dix. Le traduire m’intéressait parce qu’il y avait une œuvre à défendre, un auteur que j’aimais et voulais faire aimer, il n’était pas apprécié du grand public comme il l’est aujourd’hui. J’aimais beaucoup les œuvres de ses débuts, disons jusqu’à Kafka sur le rivage, que j’ai traduit avec beaucoup de joie et d’enthousiasme, et ses nouvelles aussi. C’est un excellent auteur de nouvelles, j’ai adoré traduire le recueil L’éléphant s’évapore, ou Après le tremblement de terre. Aujourd’hui je préfère traduire du théâtre ou de la poésie plutôt que des romans, parce que j’en écris aussi moi-même (Le Monastère de l’aube, Albin Michel, 2006 ; Le Cavalier au miroir, L’Asiathèque, 2014, NDLR). Après avoir traduit plus de 60 livres, j’ai maintenant envie de me concentrer davantage sur mes propres textes. Parfois on me dit : « Tiens, vous êtes passée à l’écriture ? » Cela m’étonne toujours. Parce que j’ai toujours écrit. Traduire, c’est écrire. Surtout quand il s’agit d’une langue aussi différente du français que le japonais.

Arashiyama, Kyôto (c) Zoé Balthus

Ce sont ces questions de transmission qui me tiennent à cœur avant tout : en traduction, il s’agit de faire passer les nuances, les ambiguïtés, les subtilités du langage, parce que c’est là que se joue le sens profond d’une œuvre. Et dans l’écriture « personnelle », c’est exactement la même chose qui est en jeu. Comment exprimer ce que l’on veut dire, de manière à être vraiment compris ? Que je traduise ou que j’écrive moi-même, j’ai souvent le sentiment de poursuivre quelque chose mais sans l’atteindre tout à fait, quelque chose qui m’échappe sans cesse. L’idée que le langage humain, malgré toute sa richesse, est un outil très incomplet est profondément ancrée en moi. Il me semble que l’on n’arrive jamais à communiquer vraiment, il y a toujours une sorte de décalage entre ce que l’on dit et ce qui est entendu et compris. 

Zoé Balthus : Est-ce donc le malentendu permanent ? 

Corinne Atlan : Oui, je crois qu’il y a un malentendu fondamental. Il serait d’ailleurs intéressant de creuser la vocation de traducteur. Pourquoi devient-on traducteur ? J’ai le sentiment de vouloir dénouer un malentendu - c’est pour cela que je traduis, que j’écris -, mais lequel ? Cela dépend de l’histoire de chacun, on touche à la psychanalyse, là... Quand on traduit, on voudrait arriver à reproduire absolument tout ce que contient l’œuvre originale. Or, on sait très bien qu’on ne le peut pas. Il y a un paradoxe fondamental. Je pense que tout est traduisible et en même temps, rien n’est traduisible : une traduction est toujours fausse, au fond.

Zoé Balthus : Les Italiens disent : « traduire, c’est trahir ». 

Corinne Atlan : Ce n’est pas tout à fait la même chose, car le traducteur n’est pas un traître. Il transmet mais en même temps, une partie de l’original se perd. C’est « la tâche impossible », selon le terme de Paul Ricoeur. Une fois que j'ai traduit ce texte que je voulais absolument faire connaître, ce que j’ai devant moi sur le papier ou sur l’écran n’est plus du tout le texte original. Pour le traduire, j’ai dû détruire l’original, j’en ai fait d’évidence autre chose que ce que c’était, il n’en reste plus rien.

Zoé Balthus : Il ne reste pas « plus rien ». Et tu ne détruis pas non plus. 

Corinne Atlan : Pourtant, à mes yeux il ne reste plus rien de l’original. Mais, bien sûr, je ne détruis pas, c’est une figure de style. Il s’agit au contraire d’une création, d’une re-création, mais j’ai été obligée de déconstruire entièrement l’édifice pour en construire un autre à la place. Le traducteur accomplit un acte de création, c’est indéniable. Mais le texte original n’est plus là : les sonorités du japonais, qui m’ont fait aimer ce texte, il est impossible de les restituer, et toutes les subtilités que j’ai perçues dans ce texte, je ne peux les rendre dans leur intégralité. Je suis amoureuse du japonais, de ses sons, j’adore les kanji, je suis fascinée par ce monde idéographique. Or, je suis obligée de me séparer de tout cela pour pouvoir traduire. Sans compter que les connotations d’un mot sont aussi liées à la culture dont il émane. J’aime aussi profondément la langue française : j'aime lire et écrire en français, mais c’est alors autre chose qui est en jeu. Écrire dans ma langue maternelle est aussi une sorte de traduction, mais concentrée sur un lieu intérieur, d’où émane ce que j’ai à dire, ce à quoi je dois donner forme.

Zoé Balthus : tu écris justement dans Un Automne à Kyôto : « Comment imaginer que la rencontre avec les Japonais et leur culture, puisse ne passer que par ma propre langue, et jamais par la leur ? Même la traduction – je le sais bien – ne peut rendre compte totalement de là d’où elle vient. Quelque chose résiste, qui ne peut être dit. »

Corinne Atlan : Oui, pour moi, le traducteur c'est ça. Un traducteur a conscience qu’il reste quelque chose « qui ne peut être dit », mais cela ne l’empêche pas de traduire, c’est un exercice de substitution. 

Zoé Balthus : Le langage est un outil qui tente de dire l’indicible en somme… Pierre Bergougnioux dit que « c’est écouter le souffle de l’esprit ».

Corinne Atlan : Oui, c’est ce que je ressens aussi. On écrit sans doute pour ça, d’ailleurs, on écrit parce qu’il y a là quelque chose qui a besoin de s’exprimer, mais aussi pour dire quelque chose qui ne peut être entendu, qui se dérobe, quelque chose, oui, de l’ordre de l’indicible, mais que l’on s'efforce de formuler malgré tout. 

C’est pour cela qu’on ne peut rien dire directement, de manière brute. Même ce qui semble brut est travaillé. « Ecrire, c'est mentir vrai », comme disait Louis Aragon. C’est encore plus vrai en poésie, il me semble. Ecrire, c’est autant ôter, effacer, élaguer, que mettre des mots sur les choses. Pour exprimer véritablement ce que l’on a à dire, il faut user de subterfuges. 

Corinne Atlan présentera Un Automne à Kyôto (Albin Michel) vendredi 24 mai, à partir de 19 heures au Gion cafe à Kyôto.

Bloody Mary

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La revue La moitié du fourbi s'apprête à publier le 25 novembre prochain son N°10. Son nouveau thème JE NE TE HAIS POINT m'a offert l'excitante opportunité de me rapprocher du grand Gainsbourg, celui du début des années 70, amoureux de Jane Birkin, épanoui, jouissant enfin d'un succès international grâce à ce titre scandaleux qui fête cette année ses 50 ans : Je t'aime... moi non plus

L'enfant terrible de la chanson française n'aura jamais été plus heureux, talentueux et séduisant qu'à cette période de sa vie. L'hommage que je vous propose s'intitule Bloody Mary.

Au sommaire de ce numéro :

Étienne Lécroart (dessins & texte) / L’œil de l’Oulipo : De la haine à l’harmonie  David Collin / La fin de la haine ou le début de la fin  Hugues Leroy / Ceci n’est pas une litote  Anthony Poiraudeau / Rue étroite (avec Nora Mitrani ?)  Emmanuelle Pagano / Lettre à mon arrière grand-père  Zoé Balthus / Bloody Mary  Philippe de Jonckheere / Le salaud  Xavier Mussat (dessins & texte), / Carnation (extraits)  C.Jeanney / Le larynx... et les fêtes foraines  Patrick Varetz / Les tergiversations du jeune Marcel  Anne Maurel / Et si la haine était sans objet ?  Sabine Huynh / Yoav, mon jumeau  La m/f / Conversation avec Pacôme Thiellement  Spencer Murphy (photographies) / Paz & Amor  Pierre Chopinaud / Révélation  Hélène Gaudy / L’origine de la guerre  Frédéric Fiolof / Quitte ou double  

Et pour en savoir davantage  ===> La moitié du fourbi

Glacés, les embruns de la mer

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Reynisfjara et la péninsule de Dyrhólaey, Islande, 2019. © Zoé Balthus.


DEHORS – l'appel de la revue littéraire La moitié du fourbi était irrésistible ! J'ai aussitôt pris mes cliques et mes claques, me suis fait la malle, ai largué les amarres et mis les voiles en direction de l'Atlantique nord — où sont "Glacés, les embruns de la mer". 

Un numéro singulier, né de ce temps particulier, et tout entier donné depuis le 1er mai, offert à tous et à jamais, en tenue numérique. Lui seul ne connaîtra pas le papier.
Vingt-quatre contributions au total — texte, dessin, photographie, vidéo, son — invitent aux DEHORS. 

Celles de Michèle Audin, Zoé Balthus Claro, Julia Deck et l’atelier d’écriture du Grand R, Pierre Escot, Tristan Felix, Frédéric Fiolof, Hélène Gaudy, Alain Giorgetti, Benoît Guillaume, Simon Kohn, Hugues Leroy, Sophie G. Lucas, René de Menou, Alessandro Mercuri, Henri Michaux, Antoine Basile Mouton, James Noël, Anthony Poiraudeau, Paméla Ramos, Noëlle Rollet, Laure Samama, Jane Sautière, Lucie Taïeb, Anaëlle Vanel, Romain Weber, et Catherine Ysmal.

Nos multiples DEHORS à découvrir, à partager dès à présent (suivez la fourmi, mais ne l'écrasez pas ! ) : Sommaire du N°11 de La moitié du fourbi

L'essentielle marche de Giacometti

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Homme qui marche III (droite), plâtre (1960) Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à partir d'éléments originaux
à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 



Entre quatre et sept ans, Alberto Giacometti ne voyait « du monde extérieur que les objets qui pouvaient être utiles à [son] plaisir. C’était avant tout des arbres et des pierres, et rarement plus d’un objet à la fois »Né le 10 octobre 1901 à Stampa, en Suisse italienne, ce fils de peintre post impressionniste, avait passé son enfance dans l’atelier paternel où, très tôt, il apprit à dessiner d’après nature. « J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention à dix ans…je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire avec ce moyen formidable : le dessin. » Il était doué, marchait en confiance sur les pas de son père. « C’est par pur égoïsme que je me suis mis dans la peinture et la sculpture […] La peinture, je l’ai vraiment aimée depuis tout petit. » Dès lors, sa voie semblait toute tracée.

A quatorze ans, il s’était mis à la sculpture en réalisant un petit buste de son frère préféré Diego. « Et là aussi, cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté, je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusqu’à dix-huit ou dix-neuf, où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! cela s’est dégradé peu à peu… la réalité me fuyait. » Cela avait commencé en 1920, à Venise, la découverte des Giotto dans la chapelle de l’Arène à Padoue, venait de le bouleverser. Même Tintoret qu’il idolâtrait ne souffrait la comparaison, tombait de son piédestal. Giotto était « le plus fort ». Pourtant, le soir même, l’observation d’un groupe de jeunes filles qui marchaient dans la rue, allait de nouveau tout chambouler. « Elles me semblaient immenses, au-delà de toute notion de mesure et tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence effroyable. Je les regardais, halluciné, envahi par une sensation de terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Tout le sens et le rapport des choses étaient changé. Les Tintoret et les Giotto en même temps tout petits, tout faibles, mous et sans consistance, c’était comme un balbutiement naïf, timide et maladroit. Pourtant ce à quoi je tenais tant dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette apparition et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le perdre. »

« Quoique je regarde, tout me dépasse et m’étonne. »

Ce genre de choc face au réel ne cesserait de se reproduire tout au long de sa vie. Giacometti observait tout, tout le temps, à chaque instant, depuis toujours, déplaçait les perspectives, questionnait les apparences, doutait des distances, bousculait les rapports. Peindre et sculpter, pour lui, signifiait « voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir au maximum notre capacité d’exploration ». Il appréhendait l’art et la vie de cette même façon. Comme cette fois parmi tant d’autres, au Louvre, où il allait revoir les sculptures sumériennes qu’il aimait tant. Son attention fut bientôt attirée par une femme qui venait de se pencher sur une tête du pays de Sumer. L’œuvre qu’elle observait soudain apparut aux yeux du sculpteur tel « un caillou grossièrement gravé ». En revanche, il ne pouvait plus détacher son regard de la femme qui lui faisait l’effet d’ « un objet merveilleux […] une sorte de mouvement transparent dans l’espace ; un objet vivant, la merveille des merveilles. »

Frappé par l’extraordinaire, l’insaisissable « vivacité » des vivants, les œuvres d’art finissaient par lui paraître « mortes », le désenchantaient. « Une sorte de désespoir s’est emparé de moi, parce que je pensais que jamais personne ne pourrait saisir complètement le mystère des visages et de la vie qui s’y reflète. » Il éprouva de telles impressions jusqu'à la fin de sa vie, en 1966. Il raconta en 1962, que les dernières fois où il s’était rendu au Louvre, il s’en était « littéralement enfui ».

Arrivé à Paris en janvier 1922, il avait vécu dans des chambres d’hôtel à deux sous pendant les trois années passées à la Grande Chaumière à étudier « chez Bourdelle », ancien élève et assistant d’Auguste Rodin. Le jeune Alberto y copiait des modèles vivants et déjà, avait compris qu’il était tout à fait impossible de saisir la réalité. La prise de conscience d'une telle impossibilité lui paraissait à la fois tragique et dérisoire. Il en était complètement désespéré. Et s’il n’avait pas alors abandonné ses études, c’était seulement pour ne pas peiner son père, disait-il. Mais sans doute était-il trop tard, le jeune homme était tout entier possédé par son art. D'ailleurs, il affirmait déjà sa façon peu orthodoxe, dans la lignée de Rodin, il suivait son propre chemin, par exemple à considérer le plâtre en digne matériau de sculpture. Et pourquoi n'y ajouterait-il pas de la couleur s'il en a envie ? « Je ne pouvais plus supporter une sculpture sans la peindre et très souvent, j’ai essayé de les peindre d’après nature. » Son approche singulière ne fut d'abord pas vue d’un très bon œil, on le moquait, on se détournait d’une mine dégoûtée. Lui ne savait pas trop où il allait mais savait qu'il voulait y aller quand même. Il avait grandi libre, le demeurerait toujours.

Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 
Sa formation terminée, en 1925, il s’installa dans un atelier rue Froidevaux, aux abords du cimetière de Montparnasse, qu’il quittera deux ans plus tard pour emménager à deux pas de là, au 46 de la rue Hyppolite-Maindron, dans un atelier de fortune de 25m2. Sans commodités, seulement doté d’une ampoule électrique qui pendait au plafond, d’un poêle à charbon, il y avait ajouté un lit, un bahut, une table, un cendrier, un chevalet, deux tabourets, deux selles de sculpteur et une petite chaise pour le modèle, sans oublier son premier buste de Diego. Un escalier de bois abrupt et bancal accédait à une étroite mezzanine où un petit matelas permettait à son frère, qui posait pour lui et l’assistait, d’y rester dormir. Une baie vitrée donnait sur une cour où l’artiste trouvait de l’eau courante. Jamais il ne quitta ce lieu.

« C’est drôle quand j’ai pris cet atelier en 1927, il m’a paru minuscule », se souvint Giacometti, alors sexagénaire, « j’avais prévu de partir dès que possible parce que c’était trop petit. Mais plus je restais, plus il grandissait. Je pouvais y faire tout ce que je voulais […]  J’ai déjà fait mes grandes sculptures ici, celles de L’Homme qui marche. A un moment, j’en avais trois grandes en même temps ici. Et j’avais encore assez de place pour peindre. » 

« Pâle image de ce que je vois »

 Giacometti avait fini par renoncer, en 1925 après l'école, à travailler d’après nature en raison de cette désespérante impossibilité de sculpter ou peindre ce qu’il voyait. « Cela me semblait absurde de courir après une chose qui était vouée à l’échec total dès le départ. Je me suis dit que ce qu’il me restait à faire, si je voulais continuer, c’était refaire de mémoire, ne faire que ce que vraiment je sais. Pendant dix ans, je n’ai plus fait que reconstituer. Je ne commençais une sculpture qu’une fois que je la voyais assez clairement pour la réaliser. Le jour où je le faisais, je la construisais en un temps minime, le temps de réaliser. »

L’originalité de sa démarche le lia à d’autres artistes qui, comme lui, cheminaient hors des sentiers battus. Et bientôt il fut enrôlé dans le groupe surréaliste d’André Breton. A partir de 1930, Giacometti s’imposa au sein du mouvement comme l’un de ses rares sculpteurs dont les premières années très prolifiques confirmèrent un engagement authentique. En 1931, Salvador Dali savourait le succès de sa Gradiva, « celle qui marche », peinte d’aprèsla nouvelle éponyme de Wilhelm Jensen, devenue culte pour les surréalistes.Dans son petit atelier, Giacometti, lui, œuvrait sans relâche, en vue de la grande exposition surréaliste de 1933. Il y présenta ainsi Le Mannequin (1932), une sculpture conçue sur le modèle des mannequins en bois que l’on trouvait à l’époque dans les vitrines des magasins. Cette pièce en plâtre blanc avait été ornée d’une superbe paire de seins, d’un mystérieux creux au milieu de la poitrine — comme si on lui avait méticuleusement ôté le cœur — et d’une volute de violon en guise de tête, sorte d’écho peut-être au Violon d’Ingres (1924) du photographe surréaliste Man Ray.

Mais ces débuts tout feu tout flamme ne durèrent pas. Les six premiers mois de 1933 marquèrent un affaiblissement dans sa création pour le groupe, et le décès brutal de son père en juin accentua encore la tendance; Il préféra passer les six mois suivants en Suisse auprès de sa « merveilleuse » mère. L’année d'après, il ne réalisa qu’une seule sculpture de facture surréaliste. Interrogé cette année-là par Breton et Paul Eluard, dans la revue Minotaure, qui voulaient savoir quelle avait été la rencontre capitale de sa vie. Giacometti leur fit cette incomparable réponse : « Une ficelle blanche dans une flaque de goudron liquide et froid m’obsède mais simultanément je vois, une nuit d’octobre 1930, passer la démarche et le profil — une petite partie du profil la ligne concave entre le front et le nez — de la femme qui depuis cet instant s’est déroulée comme un trait continu, à travers chaque espace des chambres que j’étais. Cette rencontre m’a donné et me donne, malgré la surprise et l’étonnement, l’impression du nécessaire. Il me semble que chaque rencontre qui m’a touché s’est présentée au jour au moment de la nécessité. »

Femme qui marche I,  bronze, version 1936 (1932) Alberto Giacometti
 (c) Zoé Balthus
L'artiste allait bientôt métamorphoser son Mannequin surréaliste en Femme qui marche, tout d’abord dans une version en plâtre sans bras, telle une Vénus de Milo mais sans tête, et dont la démarche de profil évoquait l’Egypte antique. Elle paraissait aussi incarner sa vision d'octobre 1930. En effet, cette créature longiligne, toute en jambe, exhibait un profil dessiné d'un formidable trait continu. Cependant, une telle Femme qui marche avait de quoi se heurter à l'esprit et aux visées du surréalisme. Une représentation pure et simple du réel, même sans cœur, était une hérésie, selon les préceptes du groupe de Breton. Nombreux en avaient été expulsés pour des manquements plus discrets.

« Le même visage pendant cinq ans, fait, défait, refait… »

Giacometti n'avait pas, semble-t-il, été rappelé à l'ordre. Et à l’une des quatre questions du Dialogue de 1934 que lui posait Breton, en juin cette année-là, « Qu’est-ce que ton atelier ? », le sculpteur répliquait : « ce sont deux petits pieds qui marchent. » Etait-ce une provocation inconsciente ? Songeait-il à sa Femme qui marche ? Elle devait habiter ses réflexions alors qu'il élaborait justement une seconde version dont le dos allait être remodelé et la cavité du buste comblée. Et de fait,« l’impossibilité de faire quoi que ce soit d’après nature » tourmentait toujours intensément l'artiste. Il demeurait obsédé par l’idée de sculpter une tête, d’autant qu’il en avait repéré une sublime et véritable qui, secrètement, occupait ses pensées d’homme et d’artiste. Si bien qu’un soir de décembre 1934, lors d’un dîner avec quelques surréalistes, il s’ouvrit franchement sur ses affres artistiques auprès de Breton qui le prit très mal, selon son biographe James Lord. Une telle ambition artistique, aux yeux du patron du surréalisme, était absolument révolue, historiquement et esthétiquement redondante. Le débat s’enflamma. Se trouvant bientôt à court d’arguments face à un Giacometti droit dans ses bottes, Breton attaqua ses créations d’objets de décoration qu’il réalisait de temps en temps avec Diego pour améliorer leur quotidien. Breton argua qu'elles servaient des préoccupations bourgeoises et, par conséquent, contrevenaient dangereusement aux principes mêmes du surréalisme. La charge ne fut pas du goût du sculpteur qui lâcha alors : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’est pas autre chose que de la masturbation ». A ces mots, Breton jugea qu’il fallait tirer « la situation au clair une bonne fois pour toutes », ce à quoi le sculpteur riposta : « Ne te donne pas cette peine, je m’en vais. » Il venait de claquer la porte du surréalisme, perdant dans la foulée certains amis, mais cela ne l’empêcha pas de présenter sa Femme qui marche I, en bronze, à l’exposition surréaliste de Londres en 1936. D'ailleurs, Giacometti ne renia jamais ses œuvres surréalistes.

Le poète René Crevel, dont le suicide en juin 1935 avait peiné le sculpteur, était lui-même parvenu à une conclusion peu amène à l’égard du mouvement surréaliste qu’il descendait en flammes dans son Discours aux peintres : « la volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines… Il faut savoir aller ‘à rebours’ à condition que cet ‘à rebours’ ne devienne jamais ‘à reculons’. »

Ainsi, l’artiste reprit, tel Sisyphe, son cheminement solitaire er laborieux. Un jour de 1935, Diego dont les traits étaient semblables aux siens, revint poser dans l’atelier afin qu’Alberto puisse renouer avec son obsession. Il triturait la terre de plus belle tentant de faire surgir le visage qu'il reconnaîtrait enfin. Mais quinze jours plus tard, il avait « retrouvé l’impossibilité de 1925 ». Il dira ne pas savoir s’il travaillait pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi il ne parvenait pas à faire ce qu’il voulait. De fait, pour lui, une sculpture n’était « pas un objet, c’est une interrogation, une question, une réponse, elle ne peut ni être finie, ni être parfaite. » Il continua néanmoins de travailler avec Diego jusqu’en 1940, « tous les jours, en recommençant tous les jours, la TÊTE. »

Le sculpteur travaillait sans relâche, se mettait à l’œuvre, modelait, taillait, recommençait, détruisait, réessayait, ratait encore, démolissait de nouveau, ratait mieux, passait du désespoir à la félicité cent fois, mille fois par jour, sept jours sur sept, trépignant, pestant à tout bout de champ. « C’est absurde ! », « aïe, pas moyen ! » et les « merde ! » perçaient le silence avec régularité. Et soudain, il se réjouissait des progrès qu’il accomplissait « toutes les dix minutes, non toutes les cinq minutes ». Tel était son quotidien, beckettien. 

« D’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une chaise tous les soirs, d’essayer de le copier sans réussir, et de continuer. […] C’est une activité purement individuelle. Extrêmement égoïste et gênante, par là même au fond. Toute œuvre d’art est enfantée totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce n’est cette sensation immédiate dans le présent, que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde. » Bien sûr, ce visage, qu'il fouillait à en perdre la tête, lui ressemblait comme un frère. 

« Mais pourquoi, pourquoi les fleurs nous semblent-elles merveilleuses ? »

Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons
détail 
 (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus
C’est à cette époque qu’une Anglaise, Isabel Nicholas, était arrivée à Paris en 1934. Elle étudiait à la Grande Chaumière, fréquentait les artistes de Montparnasse, posait aussi pour certains peintres dont Derain, grand ami de Giacometti. Elle était, selon James Lord, « grande, svelte, superbement proportionnée, elle se déplaçait avec l'agilité prédatrice d'un félin. Quelque chose d'exotique, suggérant d’obscures origines, se révélait sur sa bouche, ses pommettes hautes et ses yeux sombres aux paupières lourdes, au regard d'une intensité exceptionnelle, bien que lointain. » Alberto avait remarqué de loin cette brune racée. Son impression fut foudroyante. Il épiait ses traits, ses gestes, les intonations de son corps. L’artiste saisit rapidement qu'Isabel était une femme d’exception, susceptible d’offrir « enchantement et sécurité ». Giacometti avait surtout l’habitude de fréquenter les prostituées, « les poules » comme il les appelait, sans l’ombre d’un mépris. Il les respectait, les aimait, les couchait aussi sur papier, il en sculptera une Caroline, son dernier modèle dont il fut très épris. « Je suis presque à genoux devant elles. Si j’étais une femme, je me ferais poule », avait-il malicieusement déclaré à son ami, le philosophe japonais Yanaihara Isaku. Mais à l'époque, devant Isabel, il était déboussolé, ne savait pas comment s’y prendre. Elle-même raconta que le sculpteur l’avait abordée dans un café. « J'avais ressenti une étrange sensation pendant que j'étais observée avec une intensité remarquable par un homme aux traits singuliers. Cela continua plusieurs jours durant jusqu'à ce qu'un soir, me levant de table, il se lève aussi et s'avance : ‘’Est-ce qu'on peut parler ?’’. A partir de là, nous nous nous rencontrâmes quotidiennement, toujours à 5 heures du soir, il se passa des mois avant qu’il me demande de venir à son atelier et poser. Je savais déjà qu’il avait changé ma vie pour toujours. »

Ils allaient ensemble au Louvre, visiter les galeries des antiques, surtout de l’Egypte ancienne. Il avait d’ailleurs réalisé une première sculpture de sa tête en 1936, baptisée L’Egyptienne. Il en façonnera une deuxième deux ans plus tard.

Un soir de 1937, le sculpteur se promenait dans le quartier latin, il était tard, faisait nuit noire, quand de loin, il aperçut Isabel, debout dans l’obscurité, sur un bout de trottoir. Cette vision s’inscrivit à jamais dans l’esprit et l'œuvre du sculpteur : « c’est que la sculpture que je voulais faire de cette femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eu d’elle au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance […] je voyais l’immense noir autour d’elle, des maisons ; et donc pour faire l’impression que j’avais, j’aurais dû faire une peinture et non une sculpture ou alors j’aurais dû faire un socle immense pour que l’ensemble corresponde à la vision ». Il s’était dès lors mis à concevoir une multitude d’Isabel, figures minuscules constituant autant de prototypes de ses futures femmes debout. Il avait écrit plus tard à Isabel à propos de cette image féminine récurrente, de moins de cinq centimètres : « la figure c’est vous et vue en un instant, il y a très longtemps, immobile boulevard Saint-Michel, un soir ».

Le 18 octobre 1938, Alberto Giacometti avait célébré ses 37 ans, huit jours plus tôt. Cet après-midi-là, Isabel, qu’il continuait de désirer sans oser se déclarer, se trouvait dans son l’atelier pour une séance de pose. Ce jour-là, elle se tenait assise sur la petite chaise dédiée aux modèles, sans bouger, tandis que lui, debout devant elle, allait et venait, sans la quitter des yeux. Soudain, d'après James Lord, il lui dit : « Voyez comme on marche bien sur ses deux jambes. N'est-ce pas merveilleux ? L’équilibre parfait. » Plus tard, ils avaient passé ensemble la soirée au Café de Flore. Leur relation  platonique le frustrait tant qu'il l’avait quittée sur cet étrange aveu : « je perds absolument pied ! ». L’artiste avait ensuite continué de marcher, seul dans la nuit. Parvenu à la place des Pyramides, à quelques pas de la statue de Jeanne d’Arc, une voiture, roulant à trop vive allure, fit une embardée et le faucha avant d’aller elle-même s’encastrer dans une vitrine, sous les arcades. Giacometti, à terre, ne comprenait pas bien ce qu’il venait de se passer, voyait seulement qu’il avait perdu une chaussure et que son pied droit lui semblait bizarre, comme « détaché de la jambe ». Il souffrait en effet d’une double fracture et fut plâtré pendant un mois. Il s’amusa d’abord de devoir marcher à l’aide de béquilles. Les mois passèrent l’artiste ne retrouvait toujours pas l’usage normal de son pied. Il abandonna finalement en 1939 de son propre chef les béquilles qu’il troqua contre une canne. « La guérison fut longue mais ce fut néanmoins une bonne période pour moi », confia-t-il en 1964. Il s’émerveillait de l’étrangeté de l’existence, de ce qu’il tenait pour un pressentiment. « Une fois de plus la vie s’était chargée, à ma place, de me mettre de l’ordre dans une situation qui m’était de venue insupportable. J’ai pu trouver une issue à ma relation avec cette femme. Elle me rendit visite tous les jours à l’hôpital, et nous sommes restés amis jusqu’à ce jour. »

Mais Alberto Giacometti avait été si mal soigné, qu’il restera à jamais boiteux.

« Une sculpture ne détrône jamais aucune autre. »

Quoiqu’il en soit, en cette année 1939, le sculpteur demeurait insatisfait de ce qu’il réalisait face à ses modèles et, de guerre lasse, cessa de chercher à « réussir une tête » à tout prix et s’attela à sculpter des personnages entiers. Mais à chaque fois, se produisait le même phénomène désopilant, il commençait une figure qui faisait plusieurs dizaines de centimètres et, malgré lui, elle finissait invariablement par faire moins de cinq centimètres. « C’était diabolique ». « A ma terreur, les sculptures devenaient de plus en plus petites, elles n’étaient ressemblantes que petites, et pourtant ces dimensions me révoltaient, et inlassablement, je recommençais pour aboutir, après quelques mois, au même point. » Il ne restait rien de son travail, il s’épuisait en vain. « J’en avais marre. Je me suis juré de ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. »

Son appréhension même de la réalité était mouvante. En 1945, il fit l'expérience, contre toute attente, de « la vraie révélation, le vrai choc qui a fait basculer toute [sa] conception de l’espace », dans une salle obscure de cinéma. Il y fit soudainement l’expérience d’une nouvelle façon de percevoir. D’abord en regardant le grand écran, puis en observant les spectateurs à ses côtés, et enfin à la sortie de la séance sur le trottoir même du boulevard Montparnasse, il éprouva « l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité… oui, du jamais vu, de l’inconnu total, merveilleux ». Il disait avoir eu jusque-là une vision photographique du monde mais là, il prenait « tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous » sans que nous n’y prêtions attention, et « du même coup il y a eu revalorisation totale de la réalité à [ses] yeux. » Depuis, la photo était devenue pour lui « un signe plat ». En revanche, il restait subjugué par sa nouvelle vision du monde. « C’était émerveillant ».

Les jours suivants, dans l’atelier même, la sensation perdurait, s’affirmait même davantage et « alors il y a eu transformation de la vision de tout… »  Désormais, il ne verra « plus jamais, plus jamais, plus jamais », les êtres grandeur nature. Depuis les terrasses de café qu’il aimait fréquenter, il observait les gens qui marchaient, il en prenait la mesure, vérifiait crayon à l'appui qu’ils n’étaient  pas plus grands que le pouce. « Il ne reste de la réalité que l’apparence. Si un personnage est à deux mètres – ou à dix – je ne peux plus le ramener à la vérité de la réalité positive. »

« Il faut faire plus léger que l’air, plus dur que le basalte »

Figurine dans une cage (1950) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
Ce fut un épisode fondamental puisque ses minuscules figures tendirent peu à peu à laisser place dans son travail à des figures debout, aux tailles variées allant jusqu’à un mètre de hauteur ! Toutefois, « à ma surprise, elles n’étaient ressemblantes que longues et minces et je luttais contre, j’essayais de les faire larges ; plus je voulais les faire larges, plus elles devenaient étroites ». Il en était consterné, se demandait ce que tout cela pouvait bien signifier. En trimballant lui-même une de ses grandes oeuvres dans un taxi, une étonnante explication s’était imposée, finissant de se convaincre qu’il voulait inconsciemment faire tendre ses créatures vers une légèreté idéale, parce que « […] un homme qui marche dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent pas son poids. »

Le café était un de ses postes d’observation de l’humanité favoris. Il pouvait dessiner dans son carnet, penser, fumer, boire du vin, mémoriser, scruter les gens dans la rue à sa guise. « Un peu comme les fourmis, chacun à l’air d’aller pour soi, tout seul, dans une direction que les autres ignorent. Ils se croisent, ils se passent à côté, non ? sans se voir, sans se regarder. Ou alors ils tournent autour d’une femme. Une femme immobile et quatre hommes qui marchent plus ou moins par rapport à la femme ; Je m’étais rendu compte que je ne peux jamais faire qu’une femme immobile et un homme qui marche. Une femme, je la fais immobile et l’homme, je le fais toujours marchant. ».

A partir d’un rêve qu’il fit en 1946, dans lequel racolaient des prostituées dans un café du boulevard Barbès, il écrivit avoir remarqué qu’elles avaient « des jambes étranges, longues, minces et effilées », avant d’éprouver abruptement que « le temps devenait horizontal et circulaire, était espace en même temps » et « avec un étrange plaisir, [il se voyait] promenant sur ce disque espace-temps […] (jouissant de) la liberté de commencer où il voulait ». Le temps et l’espace étaient alors devenus pour lui « absolus », avait-il ensuite affirmé, « la distance est un tout, il suffit de la dessiner pour s’en apercevoir ». Ou de marcher.

Il marchait dans son rêve de 1946, il courrait dans le poème de 1952, mais la tête lui échappait encore et toujours :

 « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir, dans la nuit)
Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit
Je cours, je cours sur place sans m’arrêter »

En cette année 46, il conçut la maquette en plâtre d’un projet de monument pour la Chase Manhattan Bank à New York : « c’est une grêle jeune fille qui tâtonne dans le noir et qui s’appelle la Nuit », dont le poème confirme qu’il en rêvait. L'artiste continuait d'explorer son art dans son sommeil même. La figure apparaîtra dans un catalogue d’exposition sous le titre Étude pour un monument.  Installée sur le plateau d’un socle de bois blanc rectangulaire, une fente horizontale ajourant une des parois, la figurine marche, mains en avant, doigts écartés exprimant le tâtonnement. A la fin de 1947, Giacometti qui comptait en produire un agrandissement, changea d’avis. « Je n’ai plus aucune envie de l’agrandir, il faut la laisser telle quelle est et la faire peut-être plus tard très grande, mais un peu plus grande ce n’est pas possible. » Ce premier petit plâtre sera retravaillé quand même et rebaptisé Esquisse pour un voleur

La Nuit II,  plâtre (1946 - 1947) Alberto Giacometti 
(c) Zoé Balthus
 Il donna, peu de temps plus tard, le jour à un autre plâtre semblable qu’il ne résista pas à concevoir de plus grande taille, ôté de ses attributs féminins, ses bras revinrent le long du corps, les mains pendantes aux doigts serrés. Il la retravailla dans une version pour la fonte qui ne sera jamais fondue. Mais ces deux figures de La Nuit endommagées au fil des ans, ne portent plus aujourd’hui que quelques bouts de plâtre sur leurs squelettes de métal filiformes. Précieuses aux yeux du sculpteur, il ne s’était pourtant jamais résolu à les restaurer, tout en étant bien conscient de l’état de décrépitude qui finirait par les délabrer irrémédiablement. Giacometti s’appuya tout le temps sur elles pour en créer de nouvelles jusqu’en 1950 : Homme qui marche grandeur nature (1947), Trois hommes qui marchent (1948), Homme traversant une place par un matin de soleil (1949),La Place (1948), Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons (1950), sa dernière femme sculptée en mouvement, ou encore Homme qui marche rapidement sous la pluie (1950), initialement baptisé moi me hâtant dans une rue sous la pluie. Ce titre aura sans doute initié le célèbre cliché en noir & blanc immortalisant le sculpteur qui traverse la rue sous la pluie, son imperméable remonté sur la tête, saisi en 1961 par le photographe Henri Cartier-Bresson.

« Je n’ai pas le choix. Ou je continue, ou je crève. »

En tout cas, il est difficile de ne pas penser à l’instar de David Sylvester que : « les autres Homme qui marche peuvent tout aussi bien, peut-être inconsciemment, être lui-même. Il est significatif qu’il n’ait jamais fait poser un modèle dans la posture de la marche : on peut en déduire que ses figures qui marchent ont été conçues par comparaison plutôt que visuellement, elles traitent des sensations motrices de la marche – parfois peut-être de la marche avant l’accident qui l’a rendu boiteux. » Cela, Giacometti ne l'a jamais dit, mais la marche, les pieds, les jambes ne cessaient de le préoccuper.

Il réalisa en 1958 une jambe en plâtre ciré, longue, toute fine et lui consacrera même un texte, deux ans plus tard, pour s’en expliquer comme on le lui demandait. Il y confiera avoir eu la vision de cette jambe dès 1947, à la période où il avait déjà sculpté Bras et mains seuls et qui correspondait aussi à la création de certains Homme qui marche. Cela participait de notre sa vision du monde, comme il le rappelait souvent, rien ne nous permet jamais d’embrasser du regard un être dans son intégralité, nous sommes seulement en mesure d'en voir une partie à la fois, qui suggère la présence de l’ensemble. Mais ce qui l’avait convaincu de sculpter enfin cette pièce « c’était le désir, le plaisir physique d’avoir devant [lui] à une hauteur précise un pied d’une dimension précise, le genou à telle hauteur et le haut de la cuisse à ce point précis au-dessus de [lui], et ce qui comptait autant c’était l’angle, la direction du pied, de la jambe, de la cuisse avec, d’une certaine manière, le genou comme point fixe. Par contre, la manière dont étaient modelées les différentes parties comptaient très peu. » Rodin avait aussi sculpter une multitude de pieds et de mains, surtout des études mais les plus réussies furent fondues en bronze.  

Giacometti passa les trente dernières années de sa vie à œuvrer, en peinture, dessin et sculpture, sur une infinité de variations du buste de l’homme, de l’homme qui marche et de la femme debout. Installé là, au milieu de son minuscule atelier poussiéreux, assorti aux tonalités brunâtres et grisâtres de ses créations, baigné de fumée de tabac brun et de vapeur de térébenthine, jonché de débris de plâtre, il s’évertuait à interroger, ce que ses yeux lui montraient, ce que la réalité voulait bien lui révéler, arqué sur cette nécessité de la rendre tangible, à questionner les visages, les corps, les attitudes.  « A la fois tendu vers la réalisation de la statue — donc hors d’ici, hors de toute approche — et présent. Il ne cesse de modeler », nota Jean Genet. Rien d’autre ne comptait. Le sculpteur passa la plus grande partie de son existence dans « une pauvreté volontaire », disait-il. Sa fortune arriva tard, à la fin de sa vie, mais son quotidien demeura rigoureusement le même. « Aujourd’hui j’ai eu une grosse rentrée d’argent que je n’ai pas mérité. 60.000 francs pour un petit dessin, c’est complètement absurde. On dirait une putain ! » avait-il confié un jour à Yanaihara.    

Homme qui marche III, plâtre peint (1959 -1960) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
En juin 1959, selon Annette, que Giacometti avait épousée dix ans auparavant, il était absorbé par sa dernière tentative d’accomplir enfin le projet de monument pour la place du gratte-ciel de la Chase Manhattan Bank. La notion d’échelle, l’appréhension du gigantisme l'inquiétait, le torturait même sans doute. Il sculptait cependant trois grandes sculptures en plâtre pour New York, une Grande Femme debout de 2 m 75 de hauteur, un Homme qui marche d’environ 2 m 20 et une Grande Tête, « aussi grande qu’il peut la faire », dira Annette. Au mois d’octobre suivant, il avait détruit le plâtre de la Tête et de la Grande Femme, et les recommençait cette fois en terre mais, au moins, il semblait « content » de son Homme qui marche

« Je pense que j’avance tous les jours ; ah ça j’y crois même si c’est à peine visible. Et de plus en plus, je pense que je n’avance pas tous les jours, mais que j’avance exactement toutes les heures. C’est ça qui me fait trotter de plus en plus, c’est pour ça que je travaille plus que jamais. (…) ça ne revient jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. C’est la longue marche. »

Ses créatures, Homme qui marche I et II en bronze, le III en plâtre peint(1959-1960), l’avaient bien fait trotter. Ses œuvres avaient avancé au même rythme que lui, exactement toutes les heures. Elles venaient de quelque part, très loin, de l’Egypte ancienne au moins, traçaient une route, visitaient Rodin et son Homme qui marche, le temps d'une halte, poursuivaient un chemin. Giacometti le savait bien, lui, depuis le temps que « le mouvement n’était plus qu’une suite de points d’immobilité. Une personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement, c’étaient des immobilités qui se suivaient, complètement détachées l’une de l’autre ; des moments immobiles qui pourraient durer, après tout, des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité ».

Ecrits, Alberto Giacometti, éd. Hermann « Arts »
Giacometti, a biography, James Lord, éd. Farrar, Straus and Giroux
Avec Giacometti, Yanaihara Isaku, éd. Allia
L'Atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet, éd. L'Arbalète
En regardant Giacometti, David Sylvester, éd André Dimanche
Alberto Giacometti Isabel Nicholas, correspondances, éd. Fage
L'atelier Alberto Giacometti, Catalogue, éd. Centre Georges Pompidou/Fondation Giacometti

Nicolas Rozier : "Dans une tribu, mes personnages seraient plutôt les totems"

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Faction — Huile sur toile (2020) © Nicolas Rozier
Nicolas Rozier publie cette semaine D'Asphalte et de nuée (Ed. Incursion), un premier roman que j'ai eu le privilège de lire dès le début de l'été. Dans le sillage de cette lecture, un échange par correspondance s'est naturellement instauré avec l'auteur. Tout au long de l'été, à tête reposée, nous avons évoqué la naissance de sa double vocation de peintre et d'écrivain ou encore les événements fondateurs de son oeuvre picturale et littéraire pour, peu à peu, en venir bien sûr à la création de ce nouveau roman en tout point singulier.  

Zoé Balthus— Nous nous sommes rencontrés, il y a dix ans à la période de la parution de ton troisième livre Tombeau pour les rares (Ed. Corlevour), composé de vingt-sept portraits d’écrivains disparus que tu as peints sur toile à l’acrylique, chacun accompagné de son pendant textuel écrit par un des vingt-sept auteurs vivants que tu avais appelés à te rejoindre dans cette aventure. Elle avait également donné lieu à une exposition de tes toiles associée à la lecture de textes de ces défunts par les vivants, à la Halle Saint-Pierre, à Montmartre.

Comme Antonin Artaud et Unica Zürn qui figurent parmi ces vingt-sept rares, tu entretiens des liens puissants, inextricables entre le dessin, la peinture et la littérature que tu as affirmés en vérité aux yeux du monde dès ton premier recueil L’Espèce amicale (Ed. Fata Morgana). Mais d’évidence, il s’agit d’un enracinement ancien dont j’aimerais que tu me parles. Quand et comment les as-tu toi-même appréhendés ?

Nicolas Rozier— Mon intérêt pour le dessin et la peinture a précédé mon goût pour la lecture et l’écriture. Je dessinais pour ainsi dire « depuis toujours », comme les enfants jouent dans leur coin, sur toutes sortes de papiers récupérés. J’ai notamment en mémoire un papier de format carré, irrégulièrement ligné, qui se dépliait en éventail. Troué sur les côtés, on l’utilisait sur les modèles d’imprimantes de l’époque. Ma mère devait le rapporter du travail. Le dessin mécanique, le style standardisé propre à la bande-dessinée – dont j’admire par ailleurs la sûreté de traits - ne correspondait pas exactement à mes hantises graphiques mais j’ai commencé à manier le crayon en recopiant des personnages de Disney puis des super-héros. J’aimais aussi faire le portrait de mes proches, sans manières et assez vite. Au quotidien, mes dessins figuraient autant sinon plus sur mes cahiers de classe. J’y dessinais des copains, des têtes de prof., des inconnus repérés dans la cour ou dans la rue. Crayonnés le plus souvent au stylo bille, ces petits portraits plutôt burlesques s’imbriquaient dans un pêle-mêle de noms et de sigles. Lecteur intermittent, durant l’adolescence, de Mad Movies, l’Ecran fantastique et Starfix, je copiais des maquillages sanglants, des monstres de latex et reproduisais de courtes séquences de la série La Planète des singes ou du film Zombie dont j’avais vu, je ne sais comment, la première séquence. Je contribuais graphiquement à quelques fanzines du lycée. Le choc décisif a eu lieu en deux temps entre 1988 et 1989. En classe de première A3, j’étais, avec d’autres amis, en conflit ouvert avec notre professeur d’arts plastiques. Celle-ci s’entêtait à brider notre goût et notre élan pour les médiums dits « classiques » : dessin, peinture, sculpture. En matière de création, elle flattait les prétendues audaces dont les gadgets cyniques saturaient déjà la scène internationale de l’ « Art contemporain ». Ce découragement organisé et institutionnel, confirmé depuis, et systématiquement, par le relais de la moindre instance publique, me fit renoncer au principe même de « l’école d’art ». La découverte coup sur coup de deux œuvres allait enfoncer le clou de mon orientation et de mes prédilections artistiques. D’une part, le choc graphique, la morsure ligneuse de l’œuvre dessinée d’Egon Schiele. Un exposé d’élèves contenant quelques reproductions a mis le feu aux poudres. Aujourd’hui, surtout après l’exposition qui lui a été consacrée récemment à Paris avec Basquiat, l’œuvre de Schiele semble incontournable et connue dans le monde entier. En 1989, dans une ville de province, la découverte de ces dessins révélait simultanément qu’une telle force par le trait était possible et qu’un très jeune homme, mort à 28 ans, avait posé les bases d’un avenir du dessin qui restait à inventer. Une commotion de pure modernité émanait de la manière lacérée de ses nus. L’autre découverte, quasiment la même semaine, me sauta au visage rue du tambour à Reims. Dans cette petite rue perpendiculaire à la mairie se tenait la seule galerie d’art rémoise tenue par Winnie Du Moriez, une dame déjà très âgée qui fut la compagne de Othon Friesz, le grand peintre fauve. Une huile sur toile de Bengt Lindström occupait le pan de mur principal. L’écriture picturale du Suédois, brutale et tout en empâtements de couleurs rugissantes, me fascina immédiatement. Cette double découverte de Schiele et Lindström me révéla également ce que spécifiquement on entendait par « artiste » et « peintre », dans tout ce que cette acception pouvait laisser à sentir de gravité noble coupée du quotidien plombé. Mon premier carton peint à la glycéro et collé sur panneau date de cette époque. La gestation des premières tentatives, à l’écrit, est plus complexe. La poignée de livres, sur l’étagère de ma chambre d’enfance, a surtout laissé un souvenir de couvertures. Ces livres représentaient le projet de lire, je tournais autour, je les manipulais de temps en temps, les feuilletais, mais pendant longtemps, je ne suis pas parvenu à m’y mettre ou trop irrégulièrement. Leurs titres résonnent aujourd’hui : David Copperfield, La Flèche noire, L’Île au trésor, L’Archipel en feu. Bien avant la lecture, le cinéma a pris une place décisive durant mon adolescence. Je visionnais des films à grande cadence, surtout entre 17 et 19 ans. C’est de loin cette période qui a conditionné mon accès à la littérature. Les mots des personnages de films et le travail de l’image ont préparé le terrain aux premières lectures qui compteront vraiment. En quelque sorte, la diction, les manies, la tenue, le jeu des acteurs et des actrices ont avivé mon intérêt pour le maniement des mots. Une lecture forte a cependant précédé toutes les autres, celle du Voyage au bout de la nuit. Lu à 17 ans, l’effet de bourrasque sur 600 pages est resté un impact de référence, mais cette lecture impressionnante n’a pas suscité l’impulsion d’écrire. Je la dois de façon plus identifiable au Livre des fuites de JMG Le Clézio, lu quelques années plus tard, à l’âge de 21 ans. J’y découvrais pour la première fois, une écriture qui, par son art de raconter emprunt des beautés du poème en prose, déclenchait le désir d’écrire. Ce livre soulevait un matériau littéraire urbain et suburbain – vraiment coupé de l’atmosphère à charrette que j’associais abusivement à la littérature vieillotte, celle plus ou moins consciemment attachée pour moi aux très poussiéreux programmes scolaires. Dans Le Livre des fuites, des échos picturaux et cinématographiques convergeaient en puissance, des images fixes et des mouvements de travelling, tout en faisant la part belle au langage écrit. La grande qualité de ce livre tenait notamment à ce qu’il attestait en acte la possibilité d’une écriture au démarrage brusque, sans préambule, prélevée sur une expérience, une saisie directe et bouleversée du monde moderne. Avec quelque chose d’un renversement de ses éléments menaçants en un merveilleux adapté aux mots entrechoqués. J’aimais aussi cette allure à bords francs où les chapitres semblaient séparés par des précipices de sidération. La liberté élancée dont Le Livre des fuites offrait la démonstration, sa facture hybride où se conjuguaient le pictural, le sculptural, le filmique et le scripturaire, a stimulé mes premiers essais sur carnet. 

Tu rappelais avec le Tombeau pour les rares, mon attachement significatif à des créateurs connus pour leur double pratique, en évoquant Artaud ou Unica Zürn, (dans le cas d’Artaud, il faudrait ajouter l’acteur, le metteur en scène, le cinéaste) ; or, je n’ai réalisé qu’après avoir peint leur portrait que les 27 rares se distinguaient pour la plupart par cette double main de l’écriture et d’un art visuel ; Artaud, plus qu’aucun autre avec ses dessins-écrits et ses sorts, mais aussi Duprey avec ses sculptures sur métal ou Augérias avec ses peintures réalisées dans une grotte. Il faut craindre, je crois, d’établir à peu de frais des passerelles à tout prix entre le volet plastique et l’écriture. Il résulte en tout cas de la coexistence de plusieurs disciplines chez un même artiste une impression expansive, une extension et un épaississement du territoire imaginaire. Le jeu existant entre ses différentes pratiques, le rôle précis dévolu à chacune est trop fluctuant, selon les œuvres concernées, pour énoncer des généralités. S’il est hasardeux, et pour l’artiste au premier chef, de saisir les relations complexes qui unissent deux pratiques artistiques menées conjointement, il n’en demeure pas moins que cette cohabitation s’avère stimulante en ce qu’elle provoque un éclairage réciproque inédit. Les manières infinies ou limitées qu’elles ont de se ressembler font parfois oublier qu’elles restent indivisibles, du moins est-ce la manière dont s’imposent à moi les œuvres polyvalentes : elles forment un bloc dont j’aime à superposer et intriquer les plans. De la même façon, en ce qui concerne ma double pratique de la peinture et de l’écriture, je n’en prémédite pas les accointances, j’en observe la parenté de penchant. Je reviendrai sur cette hybridation très fertile des arts entre eux dans un texte en cours d’écriture, en m’attardant sur la période d’influence majeure qu’a été pour moi la décade courant de l’essor du punk à la chute du mur de Berlin. Si l’écrit et la peinture se sont imposés à moi, l’influence du cinéma et de la musique ont souvent constitué un vivier plus excitant et porteur que la littérature ou la peinture d’alors. Je dois beaucoup à cette époque et à ses crépuscules, réels ou fictifs, de fin de millénaire.

Zoé Balthus— Au milieu de tes rares au tombeau, trône tout de même Vincent Van Gogh qui, s’il a écrit des centaines de lettres, n’est pas considéré, à proprement parler, comme un écrivain ni un poète… je me demandais pourquoi tu avais voulu qu’un texte lui soit consacré dans cet ouvrage ? compte tenu de la place qu’il occupe dans ton panthéon de peintres, pourquoi ne pas l’avoir toi-même écrit ? Me revient, ici, à l’esprit le superbe roman Dans le ciel d’Octave Mirbeau inspiré par Van Gogh, j’aimerais beaucoup découvrir le grand peintre sous ta plume !

Nicolas Rozier— Si je n’ai pas écrit le Van Gogh dans le Tombeau pour les rares, c’est qu’il revenait aux écrivains invités de s’acquitter du volet textuel tandis que je me consacrais aux portraits dessinés. En revanche, j’ai depuis cette époque écrit deux romans et un troisième est en cours d’écriture où Van Gogh resurgit à des degrés divers ; des pages entières lui sont consacrées. Les récits m’ont offert les circonstances les plus propices pour aborder la modernité inépuisée de cette œuvre et l’exemplarité inouïe de son auteur. Il semble que, quelle que soit la narration qui m’occupe, Van Gogh doive apparaître comme une référence indépassable, l’homme emblématique d’une excellence et d’un ressourcement intarissable. Aussi est-ce peu dire que l’homme autant que l’artiste n’a jamais cessé de compter pour moi. La littérature et le mythe collectif à son propos ont beau lever une muraille qui intime le silence, rien n’exténue le moment où l’on se tourne vers lui, qu’il s’agisse de son visage, de sa silhouette, ou de l’une de ses œuvres, notamment de celles qui nous envoient une décharge de peintures oubliées telles que Les Wagons de train ou Les Chardons peints en Arles. Ces tableautins perdus aux angles morts du catalogue déclarent à grande force qu’ils se sont fait une spécialité de cette pureté à grands coups de couleurs. Mais le prodige au long cours vient de l’accord des œuvres avec une qualité qui a largement à voir avec la franchise et la gentillesse. Cette caractéristique humaine de Van Gogh parvient à rester à la crête d’une révulsion généreuse qui ne manque jamais une occasion de faire ses preuves, sans tomber à l’état de loque comme Lucien, le personnage inspiré de Van Gogh dans le roman de Mirbeau. Cette générosité concerne à peu près – et les toiles autant que les lettres en sont le programme – tous les domaines de la condition d’homme. Depuis un semestre, je lis tous les jours deux ou trois lettres du peintre. Cela tombe et tonne avec la sûreté de l’héroïsme sans témoin. Chaque problème humain – et les problèmes humains sur la route de Van Gogh ont la tournure du crève-cœur et la cadence du pilon – est passé au crible comme à l’instant même où il est vécu. Aucun problème n’est résolu : le manque d'argent, l’isolement auquel seule l’amitié intéressée donne l’alternative, reconnaissance refusée, la mauvaiseté ordinaire de tout le monde, la difficulté d’un tableau à faire, l’absence d’amour qui couronne le tout, mais, plus qu’une plainte, cette revue répétitive des souffrances agit dans les lettres comme une conjuration, une offensive menée de front avec celle des tableaux, dans une atmosphère de dignité et de droiture impossibles à contrefaire. C’est je crois ce timbre, sûr comme un prélèvement médullaire, d’offensive sobre dans la débandade, qui maintient Van Gogh si puissamment vivant dans les cœurs.

Zoé Balthus– Tu commences à pratiquer le dessin au crayon, au stylo bille, en copiant de façon spontanée, comme tout plasticien, les figures auxquelles tu es confronté dans ta prime jeunesse, mais l’inclination à la littérature plus tardive, va prendre, en quelque sorte, le dessus puisque tu choisiras d’orienter tes études supérieures vers les lettres plutôt que les arts plastiques. Tu évoques la puissante influence du cinéma et de la musique, d’évidence tu as l’âme d’un artiste mais il semble que tu n’oses pas affirmer ta nature, tu te brides, ou plutôt ton environnement ne t’encourage pas alors à t’engager sur cette voie. Pourtant, tout est profondément ancré, et secrètement, du moins je l’imagine, tu crées une œuvre à la fois picturale et littéraire. Ton rapport à la peinture à l’huile est compliqué, nous y reviendrons puisque tu as fini par dompter le matériau en mettant au jour près d’une trentaine de toiles. Comment se sont imposés l’acrylique et le pastel, par défaut ? Les mystérieuses figures, qui fondent ton œuvre picturale, ont-elles imposé le matériau, ou le matériau a-t-il orienté la forme de ta création ?

Nicolas Rozier — Ma famille n’a jamais entravé mes aspirations artistiques mais les références n’étaient pas à portée. J’ai mis du temps à trouver les lectures qui importent, les auteurs que j’espérais. Quand j’ai découvert le raffinement et l’acuité auxquels peuvent atteindre les textes de Villiers de l’Isle-Adam, d’Antonin Artaud ou de Julien Gracq, l’écriture m’a paru bien supérieure en finesse de maille pour cerner son objet ; je le pense toujours, mais il serait vain d’établir une hiérarchie où un art serait déclassé en regard d’un autre. La peinture, en ce qu’elle procède de son langage propre, ne peut être évaluée que sur son propre terrain. Durant cette époque où j’accédais aux grands textes, l’écriture se réduisait à un projet sourd cantonné à des proses de carnet, des impressions brèves, écrites d’une seule coulée, des descriptions, des états, des fureurs, des enthousiasmes, des restitutions d’atmosphère. Le langage d’éblouissement et commotion qui me taraudait n’a trouvé que tardivement l’exemple qui m’a encouragé à serrer mes brouillons dans la forme courte du poème. Ce double exemple fut celui de Roger Gilbert Lecomte et de Jacques Prevel. Je trouvai coup sur coup, sans nier un instant la singularité des deux œuvres, un prototype de poème auquel j’adhérais sans mesure. Ces poèmes en forme de rampe ou d’échafaud élançaient, plus que des motifs ou des sujets bien déterminés, une énergie fuselée et racée reconnaissable d’un poème à l’autre. Je n’ai jamais cessé d’aimer, je veux dire de reconnaître ces manières de cartouches usinées et d’orages bien coupés, l’élégance et le style suprême qui font leur signature. Les attributs expéditifs de « maudits » ou « d’écorchés » réduisant Lecomte et Prevel à leur vie âpre et écourtée, ne radotent qu’une incapacité à recevoir ce qu’ils ont forgé. En revanche, si la mention d’absolu fait presque immanquablement sourire à propos d’une œuvre littéraire, elle s’impose à la lecture de ces deux poètes. L’Absolu s’impose comme un label en filigrane de leurs vers. Ces œuvres m’ont donné des forces, ouvert un horizon et conforté dans mes intuitions de départ.

Une des lignes de basse majeures qui caractérisent mes propres hantises et mon goût pour l’humanité de ces poètes poindra dans le titre de mon premier recueil : l’Espèce amicale. La tentative de saisir une noblesse furtive, une majesté ténue, révélatrice de bonté. De la centaine de poèmes initiale écrits entre 25 et 30 ans, j’en triturais à fond ou du moins le croyais-je une cinquantaine ; il n’en reste que huit dans le livre d’artiste paru chez Fata Morgana.

Cette « espèce amicale », je la peignais et la dessinais aussi. Le visage et la tête furent prééminents dès mes premières peintures, d’autant qu’ils étaient à la confluence du cinéma, du dessin, de la peinture, de l’écriture et du vaste imaginaire de l’underground. J’ignore si tous les artistes débutent par la copie des visages qui les entourent ou s’exercent à dessiner d’après nature mais ces expérimentations marquèrent chez moi une orientation plus significative que le passage obligé par des gammes académiques. Mes premiers tableaux, certes largement nourris de mes découvertes du moment, c’est-à-dire, quasiment à la suite de Schiele et de Lindström, les néo-expressionnistes Baselitz et Kiefer, ne représentaient pas des personnes réelles, des identités déterminées ; ce furent d’emblée des personnages imaginés, nées sur la toile ou le papier. Je n’ai jamais dessiné ou peint d’après nature, mes figures ont toujours surgi d’un idéal ressassé, d’une synthèse statufiée de qualités éparses, et ce ressassement a engendré des manies et automatismes « anatomiques ».

Les « mystérieuses figures » dont tu parles ont très vite ressemblé à ce qu’elles sont toujours. Une morphologie s’est rapidement imposée avec ses récurrences, en une sorte de portrait-robot où prenait forme l’image du héros par excellence. Cette carrure qui revenait sans cesse, seule ou en groupe, cumulait les atours du vagabond, du héros, de l’acteur, du poète, du guerrier, elle s’accompagne toujours d’une certaine délicatesse de traits, d’une allure que certains qualifient d’androgyne. Cela vient peut-être de mon penchant à refaire, en situation solitaire ou collective, cette image de héros indissociable d’un air racé et juvénile. Car ces silhouettes parlent de groupe, de bande, voire de commando, elles parlent de ville, de quartier et surtout de ces espaces suburbains où j’ai grandi et que j’ai mêlé à ma culture populaire alors en effervescence. A ces visages composites se sont agrégés dès mes premières peintures des prestiges cinématographiques ou littéraires. S’il fallait n’en citer que quelques-uns : Montgomery Clift dans Une Place au soleil, Matt Dillon et Mickey Rourke dans Rusty James, Le personnage de Billy dans Kes de Ken Loach, Schborn dans Requiem des innocents de Calaferte, l’élève Toerless du roman de Musil, ou même Mick, le second en chef du Club des cinq, avec une prédilection pour l’outsider, l’anonyme, le matricule inconnu. L’aura de ces personnages contribuait à façonner les miens. J’aimais donner forme à ces visages neufs qui ne référaient qu’à eux-mêmes. Dans les premiers temps, j’acceptais assez mal le statut aventureux de ces personnages finalement très romanesques en leur donnant peut-être une raideur trop solennelle et impersonnelle. Je voulais en faire des emblèmes purs, des blocs d’énigmes. Depuis que le roman s’est imposé comme laboratoire d’écriture, non seulement j’accepte mais je tente d’accentuer la portée narrative de mes figures peintes.

Une part essentielle se dérobe pourtant quand j’essaie de définir ces figures dessinées. Ces personnages intégrés au décor d’un tableau, figurines que Van Gogh qualifie de « petit(s) spectre(s) noir(s) » naissent surtout du geste dessiné ; de ce bref tracé noueux à main levée, de cette lancée de traits et de lignes funambules, remettant en jeu, au gré du délié, du cassant ou de la crispation du poignet, un rapport de force entre la maîtrise et son contraire, la maladresse et ses grâces, les gestes voulus et les décrets du hasard. Et la figure ainsi suspendue à une réalisation hasardeuse où nulle procédure ni métier n’a jamais permis de la faire advenir avec certitude, devient à un moment donné l’espèce de réussite orgueilleuse, de victoire emportée sur le temps perdu, où apparaît une forme humanoïde mais surtout une tache réussie, le genre de tache exacte voulu par le peintre.

Durant les années 90, la difficulté à manier graphiquement la peinture à l’huile, autrement dit à tirer d’elle des lignes où le geste s'inscrit, m’a conduit à privilégier le dessin. Le stylo à bille, expérimenté au tournant des années 2000 est resté à ce jour un outil de prospection visuelle, d’études sur carnet. L’acrylique, préparée comme une encre très foncée, utilisée tel un goudron dont j’ai largement entrecroisé les filaments et nervures en réalisant des têtes et des visages sur papier (selon la technique que j’utiliserai sur toiles dans Tombeau pour les rares) m’a permis de mettre en place une grammaire de formes plus angulaires et géométriques en multipliant les séries de dessins, parfois 30 ou 40 par séance. Ce fut l’époque des têtes inclinées et schématiques dont l’ossature faciale se réduisait aux minces filets d’un coup de brosse rapide. Des centaines de regards graves naquirent de ces visages en rafale.

A tort ou à raison je me suis longtemps interdit la couleur sans autre motif qu’elle m’intimidait ou que je craignais de m’y perdre. Le pastel est devenu l’instrument graphique complet grâce auquel j’ai introduit la couleur dans mon travail. Les bâtons de pastel, que j’utilise depuis 2016, parce qu’ils tracent et colorient simultanément, sont à la confluence du dessin et de la peinture. Les 400 pastels réalisés récemment ont ouvert des filons distincts : la série Magnitka et ses paysages d’anticipation inspirés de la ville métallurgique de Magnitogorsk, ou la série Aristographie dont les portraits très accidentés où les bustes/visages sont comme enclavés dans des écrins sophistiqués aux lignes brisées ou autres trames d’éclats complexes. Ma reprise de la peinture à l’huile tend à unifier les tendances respectives de ces deux séries. J’ai retrouvé avec l’huile ou peut-être est-ce une des impulsions qui m’a reconduit à elle, le goût des scènes de tableaux, des figures très distinctes, au charme maussade de têtes peintes sous les régimes totalitaires, silhouettes inscrites dans un décor d’immeubles et de terrain vague de préférence, y compris si ces éléments de décor sont absents. Le massif d’influence, la rêverie de fond qui anime la série peinte au début de cette année 2020, je la dois à l’alliage des visions collectées dans mes pastels et des atmosphères créées dans mes romans (un inachevé, un publié en septembre, un en cours d’écriture). Ces atmosphères reposent sur des paysages aux composants récurrents : friches, terrains vagues, suburbs, zones et marges où semblent inscrite dans les bornes et les carcasses de débris le long des chemins défoncés, une aventure ajustée à ces lieux.  Pivots de ces atmosphères : des personnages hirsutes, jeunes ou moins jeunes, aux profils perdus d’artistes-contrebandiers figés dans la posture d’une guérilla que semble mener la totalité du paysage peint.

Ma reprise de la peinture à l’huile correspond aussi à un désir de présence plus physique de la couleur, de l’odeur et de l’aspect des pigments bitumeux, plus encore de cette brillance de plomb fondu, sculpturale, couleurs méchées en pleine pâte par le pinceau ou lamées par le couteau, gisant en plaques émaillées et coagulations fantasques audacieusement heurtées sur les lambeaux de palette. Ces palettes jetables, ces morceaux de carton luxueusement souillés sont si pleins de harangue que l’on voudrait les basculer tels quels sur la toile ou, du moins, trouver l’arrangement qui les mêleraient à la toile en cours. La peinture à l’huile, son prix suicidaire et, en conséquence, sa sortie du tube aux connotations hémorragiques, toute la tension afférente à la reine des peintures excite, en la rappelant, l’atmosphère d’interdit des premiers risques pris à l’huile. Ce retour aux tensions premières de l’atelier cagibi et du matériel hystérique correspond au mieux au travail des atmosphères suburbaines entamées dans mes premiers travaux vers l’âge de 17 ans. Déjà à l’époque, en 1989, je tenais pour ne rien déflorer sur la toile, à ne pas trop définir ou situer les scènes dont j’avais le désir.  Aujourd’hui, en 2020, quand je me souviens de mon petit local de garage, je me sens en liaison avec un Berlin perdu des années 80. Les scènes auxquelles je donne forme depuis ce retour à l’huile participent d’un ingrédient indémodable de cette époque. Un ingrédient, peut-être similaire à la découpure agressive où se trouvent encore encadrés, à des années de distance, les pistoleros de la création, en pleine période punk et new wave. Ils sont tellement nombreux, décollés qu’ils sont des affiches, des pochettes, et remontés de je ne sais quels bas-fonds électriques, ils tournent vers nous un regard si farouche que leurs places vacantes brûlent encore. Ces ombres épaisses et encore vivaces s’apparentent à des moulages ou des ombres portées dont mes figures sont une manière de remplissage zébré.

Zoé Balthus – Tu publies ces jours-ci en effet ton premier roman D’Asphalte et de nuée, que j’ai eu le privilège de lire au cours de l’été. Il entre en une extraordinaire résonance avec ta peinture. Il est tout aussi peuplé que tes pastels et tes toiles, où s’affirme ce penchant à explorer le groupe, puisqu’il y est question d’une bande de jeunes gens tenus captifs dans un étrange bagne clandestin, où ils se rencontrent, se racontent et s’allient pour s’en délivrer. Que représente ce groupe, cette tribu, et l’espèce amicale, titre de ton premier recueil de poésie (que je n’ai pas lu) en général, pour toi ?

A la lecture du roman, je me disais que l’écrit te donnait ici l’occasion de préciser les traits de tes silhouettes picturales, comme un zoom avant à la caméra, tu t’es rapproché, te situes au plus près et plonges au plus profond de tes créatures, tu vas révéler leurs formes, dévoiler leurs visages, fouiller leur histoire et pénétrer leur intérieur. Et là, tout n’est que ténèbres. Le roman est aussi sombre que tes toiles et tes dessins sont irisés et chatoyants. Mais aussi profond soit le noir, il semble ne pas pouvoir contenir la part de lumière qui émane de lui malgré lui, quand il est confronté à son pareil. 

Vignette obsédante - Pastel sur papier (2019)
© Nicolas Rozier
Nicolas Rozier— Le groupe, la bande, la faction, le commando, m’ont toujours attiré pour leur force d’évocation. Plus précisément les groupes restreints où subsistent les magnétismes individuels. Dans ces formations à trois, quatre ou cinq, la part de secret et de clandestinité tire du côté de l’enfance et de l’adolescence. Spontanément, la mention de bande lève pour moi une atmosphère de maquis occupé par des silhouettes furtives, des ombres verticales d’abord indiscernables et aux aguets. Dans ce tableau de présences debout côte à côte gronde en puissance une centrale d’aventure dont les membres du groupe sont les porteurs à haute tension. J’aime ce premier regard d’ensemble, cet instantané statufiant où, à la vision encore imprécise des jeunes profils, miroite une condition extrême : pauvres hères ou seigneurs, guerriers ou poètes, leur vêture de contrejour évoque tant les haillons que la cuirasse. Du reste, le schématisme des visages, le réseau bref de zébrures qui les fondent – je parle ici des peintures – tend à leur donner une manière de camouflage ou de heaume intégré.

En ce sens, les personnages de mon roman D’Asphalte et de nuée ressemblent peut-être aux silhouettes présentes dans mes dessins et mes peintures. Quant à dire précisément ce qu’ils représentent, c’est plus délicat. Dans une tribu, ils seraient plutôt les totems. Les peindre ou les raconter, c’est les charger, en activer les pouvoirs, la magie. Ces profils inventés ne peuvent atteindre à des contours finis, ils gardent l’allure décoiffée d’une étude, et surtout cette plasticité propre aux personnages de fiction.  Leur traitement schématique joue en faveur de leur grandeur, de leur aptitude à élever leur exception au stéréotype d’un nouveau genre. Quel que soit le soin avec lequel je définis une figure peinte ou un personnage de fiction, j’aime sa part vague et lacunaire. Si l’on veut : le sillage de néant dont ils viennent, l’aura de leur statut fictif. A propos de mes personnages, je ne peux parler que du désir ou de la nécessité imaginaire qui les enfante. Je crois qu’en dessin, en peinture ou en roman, je me tiens avant tout compagnie, je m’offre une compagnie inédite. Dans le même mouvement, je choisis les traits de ces compagnons, de ce voisinage qui fait corps avec tout ce qui m’importe. Ils représentent une continuité, une extension et un rassemblement de facettes amicales et combattives que j’admire ; ce sont alors les portraits d’une immédiate reconnaissance que je m’efforce d’ériger. Quant à savoir ce que cette entité représente, seule ou à plusieurs, une fiche sommaire permet en partie de cerner ce en quoi figures peintes et « héros de papier » se ressemblent : une condition de vagabond sans arrière, d’isolé ou de marginal, une liberté de naufragé, la pratique d’un art, l’occupation d’un territoire désaxé de la civilisation. Mais la dimension porteuse et stimulante de ces personnages tient plus sûrement à un critère distinctif plus fuyant qui a partie liée au charme du caractère, de la personnalité, du style. Disons à leur rayonnement pour reprendre ton image ; un héroïsme insaisissable, une vocation purement altière, presque minérale, d’exemplarité, qui les abouche avec la gravité des statues, y compris dans le roman.

En l’espèce, je ne voudrais pas que l’on se méprenne à la vision des œuvres ou à la lecture de mon roman sur le type d’humanité véhiculé par mes personnages/figures. Quand tu opposes mes dessins et mes toiles, où règne les couleurs vives, à mon roman que tu qualifies de « sombre », l’adjectif me gêne car l’on pourrait y entendre sa connotation lugubre, et la complaisance glauque que cela supposerait. Sombre au sens d’une lumière basse durant sa pente horrifique, peut-être, oui. Je crois plutôt que la similitude possible entre mes peintures et mon roman repose sur le sens des contrastes, des heurts et d’une imagerie accidentée. Je m’efforce en tout cas d’y mettre le même genre de vigueur graphique. D’autre part, les ténèbres qui enveloppent et assaillent mes personnages ne les constituent en rien. Lorsque tu évoques l’atmosphère du roman, disons sa « pente », et le tour ténébreux pris par certains événements, tu ne saurais trop insister sur ce reflux lumineux à même l’obscur, il l’emporte de loin. Certes mes personnages affrontent les ténèbres, mais ils n’en sont ni les porteurs, ni les relais, et s’ils viennent parfois à s’en repaître, à en prélever certaines saveurs, à faire durer certaines navigations en eaux troubles, c’est qu’ils se conduisent fondamentalement comme des vitalistes, des artistes de la vie, des êtres solaires aux prises avec le pire. Ils transmuent violemment toute adversité. C’est en tout cas la tendance et la trempe majoritaire de ce groupe. Les tempéraments et les profils divergent, mais ils ont en commun un air de famille distingué par une poigne et un panache largement au-dessus de la moyenne.

Zoé Balthus— L’atmosphère sombre, viciée, horrifique, oui, de Narwik, première partie du roman qui en compte deux, m’a parfois rappelée les bas-fonds de quelque conte de Dickens... Narwik, nom de ce mystérieux bagne d’enfants où s’exerce la cruauté d’un maître invisible.  Six jeunes gens, hauts en couleurs eux, aux prénoms, aux origines étranges, en sont les prisonniers. A la faveur des affinités, des intérêts, des nécessités, des résistances, ces jeunes gens vont s’allier et composer un commando. Tous très jeunes, le plus âgé a 16 ans, ils sont eux-mêmes pour la plupart issus de milieux glauques ou ont déjà vécu des histoires violentes, sordides au moins psychologiquement, qui ont forgé leur trempe, façonné leur appréhension du monde et cela participe aussi de leur maturité et de leur capacité à endurer les sévices, surmonter la peur, survivre à l’horreur, et bien sûr à réussir leur propre libération. Ce sont donc les héros de ce roman. Ils ne s’en sortent pas indemnes, le mal a meurtri leur chair mais a aussi souillé leur âme, contrairement à ce que tu dis, ils ont eux-mêmes basculé. D’ailleurs, ils n’ont plus leur âge, ne s’expriment et ne comportent plus comme des adolescents, ils sont abîmés, ont désormais, eux-mêmes, du sang sur les mains. Comment peux-tu dire et croire qu’ils ne sont pas porteurs de ténèbres ? Les liens noués entre eux sont puissants face au danger commun qui les guettent mais quand le bonheur se pointe pour certains, l’animosité des autres affleure vite, l’amitié bien fragile… ils ne sont pas si solaires que ça, ils brillent d’une lumière noire. Ils vivent en communauté, d’apparente confraternité, mais ils sont tous en vérité terriblement seuls, sans espoir, pleins de souffrance enfouie qu’ils ne se livrent jamais vraiment. Ils vivent, à l’arrivée au Hameau, seconde partie du roman, une période lumineuse presque féérique de béatitude. Peu à peu, la luminosité gagne du terrain, puis enfin elle est éblouissante mais ultra-brève aussi, le désenchantement ne tarde pas, Narwik les infeste à jamais. Mais n’est-ce pas l’épouvantable lot de tous les survivants, pour avoir affronté le pire dont l’humain est capable plus que le meilleur, de l’avoir subi jusque dans sa chair ?

Nicolas Rozier– Si je me suis récrié à propos des ténèbres dans lesquels auraient sombré, selon toi, les personnages du roman, c’est que je peine à associer ce mot aux personnages. Une sévère chape de ténèbres leur tombe bel et bien dessus et elle fait suite à un passé que je ne détaille pas mais dont je laisse entendre qu’il était rude, avec le lot d’abandon et de vie à la rue que suppose l’enfance malheureuse. A ce titre, la donne des personnages, leur condition est enveloppée de ténèbres. Quant aux personnages eux-mêmes, je serai beaucoup plus nuancé. L’espèce de croissance d’un personnage de fiction est au croisement de tant de facettes distinctes ou souterraines que je ne pourrais pas prétendre, par exemple, qualifier fermement ce qu’ils sont ou ce qu’ils valent. C’est mon attachement à eux qui les fonde ; le modelage est émotionnel et non basé sur un réglage préétabli. Je suis certes parti d’un désir de personnages conforme à cet idéal également présent dans mes figures dessinées, mais cet « idéal » si on peut le qualifier tel, est confronté dans le roman à des finesses d’aspérités qui tolèrent mal la généralisation, qu’elles soient solaires ou ténébreuses. Ce côté Janus des personnages-oxymore est sûrement à l’œuvre en chacun des membres du groupe, à divers degrés, mais ce qui met en marche ce commando de jeunes martyrs, et donc les forces motrices du roman, relève avant tout d’un goût de vivre fanatique. Et si les personnages sont suspendus à un vide, talonnés qu’ils sont par le mal, c’est le grand vide d’un amour sans objet. Tous ils sont tournés vers l’avenir de cet amour qui prendra diverses formes et connaîtra des fortunes différentes selon les personnages. Les dissensions amicales ne m’apparaissent pas comme des signes révélateurs des personnages enclins à je ne sais quelle déloyauté, elles découlent bien plutôt du relief accidenté d’un climat passionnel. De même, lorsque tu parles de souillures à propos d’actes que le groupe viendra à commettre, je n’en perçois que l’énergie, y compris dans l’expression de leur désir, et le courage. Le seul jugement qui pèse pour moi sur les actes de mes personnages est celui de l’efficacité d’un élément de panoplie. Il leur faut des actes seyants. Lorsque tu parles de souillure, je pense à Detlef. Parmi les jeunes héros, il est de loin le plus marginal de tous, au point de sembler d’une autre espèce : le plus mutique, le plus blessé, le plus violent, le plus dangereux, le plus inconnaissable. Il ne semble, précisément, que modelé dans l’obscur, sa part d’ombre le constitue intégralement. Jusqu’à son visage grêlé, tout le signale à l’impur, au bestial et à l’impitoyable. Guerrier protecteur du groupe, personne ne sera jamais complètement rassuré en sa présence. Et pourtant, je crois qu’il ne cesse, du début à la fin, d’être le héros véritable de cette équipée. Detlef me paraît exemplaire de cette noblesse indéchiffrable que j’ai voulu distribuer de façon variable à mes jeunes personnages. Dans le même sens, quand tu dis que les héros du roman basculent après l’horreur de Narwik, c’est indéniable, mais je voudrais préciser la nature de cette bascule. L’analyse des traumas les plus graves, des lésions et de la résilience n’est pas au programme du roman et n’entre pas dans mes compétences. Pour Nols et les autres, la brisure et les dommages sont tels qu’ils autorisent (et imposent) ce léger décrochement d’avec les coordonnées du réel. Les personnages obtiennent, avec leurs blessures irrémédiables, un blanc-seing pour la vie extrême. Cette bascule est donc plutôt une rampe qui va les propulser, les lancer dans un rythme de sursis effréné.

Zoé Balthus— Par ailleurs, j’aimerais que tu m’expliques le parti que tu prends pour baptiser tes personnages de prénoms qui affirment d’emblée l’entrée dans un univers singulier, aux confins du conte fantastique mêlé de légendes nordiques. D’où viennent-ils, où puisent-ils leur racine ? Certains évoquent les terres vikings, l’un des garçons, Svercker vient d’ailleurs d’Islande, son prénom est suédois, Narwik est une ville norvégienne, d’autres ont des consonances plus germaniques, comme Nettie, Siger, Henning, Detlef (me rappelle seulement le pseudonyme utilisé Walter Benjamin, Detlef Holz, mais c’est le seul point commun avec ton personnage), ou encore celui du narrateur Nols qui s’exprime à la première personne. Lupasco, le frère de Nettie, est-il un clin d’œil au philosophe d’origine roumaine ? Certains hommes qu’ils vont croiser puisent aussi à l’évocation germanique comme le capo Klaus, l’ermite Henkel, quant aux femmes, elles, convoquent plutôt l’Italie, comme les trois sœurs Gina, Chiara et Monica. Rosalba Stebel, personnage ambigu, est dotée d’une identité mixte, comme celle du maître invisible.

Nicolas Rozier— Je préfère embrumer autant que possible l’horizon dont viennent mes personnages, mais il ne s’agit pas des spectres d’une jeune garde refluée du Valhalla. Les maigres indications assorties d’allusions catastrophiques sur leur passé tendent à lever un arrière-plan de limbes suffisamment épiques. Ils sont fondamentalement déracinés et en quête plus ou moins consciente d’une implantation véritable, voire d’une incorporation à un territoire, c’est d’ailleurs l’une des quêtes majeures du groupe dans mon roman. J’accorde un soin particulier aux noms de mes personnages parce qu’ils sont des piliers qui dépassent de loin la simple nomination ou l’étiquetage identitaire. Je suis d’accord avec toi pour reconnaître que ce double filon du conte fantastique et de la légende nordique affleure dans ces choix de noms. Il est évident que certains d’entre eux sonnent comme des stéréotypes et des allusions à un fonds littéraire et cinématographique. Klaus évoque instantanément quelque serviteur lugubre surgi de la tradition du roman gothique ou des films d’épouvante. Svercker, l’Islandais recueilli sur la côte, et le nom du bagne, Narwik, évoquent sourdement l’époque reculée des invasions vikings et des rivages hostiles. Le nom de Siger vient du film Aliens, le retour de James Cameron, en l’occurrence d’un soldat féminin du commando de marines. Les trois sœurs Chiara, Gina et Monica, quant à elles, viennent des beautés sulfureuses du Giallo - elles en possèdent les attributs de fleurs écloses dans une serre criminelle -, ainsi que Rosalba Strebel dont j’ai saisi au vol le nom au milieu d’un générique de film, encore un Giallo, mais dont le titre m’échappe, peut-être Mais… qu’avez-vous fait à Solange ? Detlef, lui, ne se réfère pas à Walter Benjamin. Je voulais, pour ce personnage, un nom sec, osseux, presque anonyme, de paria slave. Car si les noms des héros fonctionnent aussi comme des antennes relais dans le circuit des influences, (ainsi le nom de Lupasco, dans mon roman, vient-il de Lubresco dans Requiem des innocents de Louis Calaferte), je choisis surtout les noms de mes personnages pour leur sonorité (Gracq optait également pour ce critère de choix) et aussi pour leur aspect graphique. Je fais en sorte que les noms, de façon évocatrice, donnent au lecteur une avance sur les caractères et un surlignage de leurs traits distinctifs. Je tente en tout cas d’activer ce mécanisme d’unisson entre les noms et leur porteur. J’aime également ce procédé qui consiste à employer des noms sans prénom, ou des prénoms sans nom, en choisissant de préférence des mots courts, lapidaires, qui se répètent plus facilement, de surcroît sans ralentir le rythme de la narration. Un seul mot désigne alors chaque personnage, et cette unité par le nom unique en accentue l’aura monolithique, le magnétisme d’emblème ou de pièce d’échiquier : Le cavalier, Le fou… Les leviers de charme propres à l’onomastique sont trop nombreux pour être explorés de façon exhaustive, mais je suis particulièrement sensible au phénomène de prise entre le personnage et son nom. Le nom se « charge » au fil de l’évolution du personnage qu’il désigne. Enfin, pour revenir à la question de ma prédilection pour les noms anglo-saxons, articulés autour de consonnes dures, énergiques, raboteuses, notamment le [k], présent dans les exemples que tu cites : Svercker, Henkel, Klaus, cette tendance est sans doute à mettre sur le compte de mon goût - manifeste je crois aussi dans mes peintures - pour des silhouettes ou profils perdus aux allures cuirassées. Mes héros ne vont pas en armure, mais un composant métallique, une part ferreuse tend à les cabrer comme des étraves. Les personnages ambigus de Rosalba Strebel et du « maître de Narwik » sont en quelque sorte des figures sadiennes et des types issus du conte au croisement de l’ogre et de la sorcière. Je n’ai pas eu à batailler pour maintenir cette tension ambiguë qui les caractérise, les orientations intimes qui les fondent restent des aberrations insaisissables. Le personnage de Rosalba reste le plus impénétrable, sa sophistication touche au paroxysme. Rien ne peut être soustrait par contradictions, dans ses actes, tout s’additionne dans une montée en puissance sans limites.

Zoé Balthus– Alors oui, en effet, je dois admettre avoir été totalement prise au dépourvu par la tournure que prennent les événements pour ces héros, tant ce que tu as imaginé pour eux relève parfois du merveilleux, du surnaturel ou de la féérie. Je ne t’attendais pas là ! Tu obliges le lecteur à abandonner certaines logiques, à se délester d’une partie de son monde rationnel et ses références d’adulte, alors même que tes héros ont dès le début perdu une part d’innocence dont l’adolescence est généralement porteuse, et endossent des rôles d’adultes qu’ils assument plus ou moins bien selon les cas et le contexte, en raison justement de résidus d’innocence persistants qui se trahissent notamment dans leur appréhension de l’autre et de leur soif d’amour un peu naïve. La richesse de ton vocabulaire, presque entêtante, au service d’une précision forcenée et pourtant impressionniste, rend le tout un peu désarçonnant. As-tu emmené tes personnages et ton récit là où tu le souhaitais ou bien sont-ce tes créatures qui ont fini par prendre les commandes ?

Nicolas Rozier— Je doute fort de pouvoir obliger le lecteur à se délester de ses références d’adulte, je ne m’en occupe tout simplement pas, sans avoir non plus l’intention de le dérouter gratuitement en lui faisant subir une volteface d’univers où ses repères auraient sauté. Pour hausser d’un cran la vie de mes personnages, je leur ai inventé des circonstances comme autant de rampes d’intensité. Si les repères d’un adulte n’ont pour moi pas plus de légitimité que les repères adolescents, j’élude en revanche tout ce qui forfait à un certain prisme à travers lequel les événements prennent leur tournure. Ce prisme doit plus au monde de l’enfance et de l’adolescence qu’à la vie adulte. Quant à la maturité rapide de mes héros, elle vient de la liberté subite à laquelle ils font face. Il y a du précipice, du vertige, de la griserie, et le désir s’y engouffre. Or, la poussée très inégale de ce désir chez les personnages ne met jamais en cause, il me semble, leur « innocence ». Le modelage de mes héros s’accomplit sans cette considération d’une innocence présupposée, comme donnée de naissance et vouée à périr au fil des expériences. L’innocence est d’ailleurs un mot un peu trop grand, comme d’une taille ou d’une coupe qui ne convient à personne. Il s’applique en tout cas assez mal à mes personnages. Je lui préférerais en ce cas le mot de pureté. Cœurs labourés peut-être mais cœurs purs sûrement, du moins ai-je gardé de leur compagnie – elle dure toujours – l’impression de suivre une collection de cœurs purs. D’autre part, mes personnages n’endossent jamais un rôle d’adulte et demeurent, dans les actions les plus graves des jeunes gens, certes parfois aux prises avec certains problèmes adultes. Ils évoluent dans une atmosphère de camp improvisé et de débrouillardise. L’expérience qui les rapprochera le plus de la vie adulte, ce sera l’épisode de l’ennui et des discordes qu’il suppose. A l’exception de cette épisode, donné comme un avant-goût, pour eux étranger, de la vie adulte, leur intensité individuelle et collective contribue à la propagation, au virement de l’atmosphère en une suite de phénomènes relevant du fantastique. Il sourd puis déferle à l’unisson de la vie intensifiée voulue par les personnages. Le milieu devient féérique par inflammation des caractères. Tu parles de « naïveté amoureuse », je ne voudrais pas que l’on imagine quelque bluette insérée dans l’intrigue, les expériences amoureuses, si différentes qu’elles soient, ont en commun le détraquement et le déphasage, peut-être les détresses afférentes. Le seul « naïf » est en quelque sorte une victime consentante, j’allais dire littéraire, des affres sentimentales ; l’amant transi auquel tu fais allusion, j’en fais un tremplin burlesque. Tu parles de richesse de vocabulaire « presque entêtante » et surtout de « précision forcenée » et « impressionniste », ce serait presque pour moi, à l’abord d’un texte, une promesse de félicité, mais je sens poindre un rejet dans ce compliment tout en oxymores. Il est des fractures dans le goût qu’on a ou pas d’une écriture, qui ne se réduisent pas. J’ai mis dans ce texte tout le soin dont j’étais capable. De l’auteur et des personnages, l’entraînement est réciproque. Le départ en trombe, dans d’Asphalte et de nuée, est venu de mon attachement profond et immédiat au groupe et à son rythme. Il est évident pour moi qu’une cohabitation de plusieurs mois avec des personnages tend à leur donner une forme d’existence. Durant l’invention, je parlais à mes proches des personnages, je les appelais par leur nom, et ils me demandaient de leurs nouvelles. Le cas de figure où les personnages prendraient les commandes survient peut-être à l’occasion de glissements extrêmement furtifs dans le processus de création, je n’en sais rien, je m’escrime à trouver des solutions sans regarder en arrière.

Zoé BalthusNon, non, nulle bluette sous-entendue. Ni rejet du foisonnement, il y a dans ton écriture une densité nerveuse qui ne se calme jamais et fait bel et bien ton style, c’est suffisamment rare pour être relevé. La plus grande justesse est recherchée à chaque mot, pesé avec rigueur. Comme ton écriture, ta lecture est exigeante. J’ai lu ton roman lentement.  Le narrateur ne manque pas de style non plus, Nols qui, -— comme chacun de ses compagnons d’aventure dans le hameau abandonné qu’ils « squattent » s’épanouit à sa façon —, s’adonne spontanément au dessin. Est-ce parce qu’il dit « je » que tu lui as accordé ce talent ? Son plus proche compagnon, Lupasco, d’ailleurs lui trouve à s’exprimer dans l’écriture (sourire) … Et enfin, pourquoi avoir si peu exploré la cruauté du maître invisible et de ses sbires qui composent pourtant eux-mêmes un groupe intéressant, la clique des forces du mal … dont finalement nous ne saurons rien ?

Nicolas Rozier— Mes personnages présentent une raideur de monolithe ou de statue. Ce côté effigie et emblème tend à les écarter de la fatalité des fonctions. Leur statut de figures surgies du brouillard, coupées de racines ou dont les origines restent vagues, en font des anomalies et des exceptions. Ils ne sont pas même frappés d’une allergie au salaire et à la profession, ce cauchemar esclavagiste n’est pour eux qu’un lointain et grouillant décor. Quand j’attribue le dessin à Nols et l’écriture à Lupasco, ce n’est pas pour en faire à peu de frais des prodiges ou des surdoués en trombe. Ils n’entrent pas solennellement en peinture ou en écriture, ils se spécialisent pour ne pas sombrer dans l’ennui. Tu as raison de dire que Nols s’adonne spontanément au dessin, mais il porte un regard sidéré sur ses œuvres, il ne les voit pas vraiment lui-même, il lui faudra un regard extérieur pour en relever l’impact. Les pratiques artistiques entamées au hameau représentent un complément machinal au fait, naturel, de respirer, plus qu’une vocation où se célèbrent à voix basse et admirative les avènements d’artistes. A différents degrés, les protagonistes sont tous des artistes ou plutôt des maniaques à qui je mets un art entre les mains. Dans l’impulsion qui mène à l’écriture ou à la peinture, plus encore dans le processus de création, ses résultats et sa réception, le potentiel dramatique est considérable. J’aime mettre en jeu et en scène cet explosif émotionnel où l’instabilité, le numéro d’équilibriste auquel s’expose celui qui entreprend de créer, accuse son relief de personnage. Le voilà pris dans cet étau du loufoque et du grave où le place l’acte de création. Je ponctionne bien sûr dans ma propre expérience du dessin et de l’écriture, et les portraits de ces débutants en art sont aussi l’occasion de mettre en perspective quelques aspects – manies, préférences, hantises - de cette étrange fabrique à beauté où s’absorbent le peintre et l’écrivain. Quant à l’organisation criminelle dirigée par le maître de Narwik, j’ai préféré la laisser dans la pénombre, la cantonner à la série de notations où elle garde son aura menaçante, son omniprésence sans visage et son origine inconnue. Ce choix repose également sur l’efficacité sinistre du crime sadique sans mobile. Le déferlement des cruautés endurées ne devait pas être assourdi et tempéré par une amorce de familiarité avec les bourreaux.

Torrent rouge

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La Jonque rouge, Victoria Harbour, Hong Kong, Chine, 2019  © Zoé Balthus


ROUGE —Aussitôt déterminé le thème de ce numéro 12 de La moitié du fourbi, Hong Kong a surgi dans mon esprit comme une évidence qui me permettrait de composer un tableau aux multiples nuances écarlates. Ma contribution intitulée Torrent rouge est, hélas, bien brève. Il y a tant à écrire, je compte tant de souvenirs dans ce petit territoire chinois au destin extraordinaire inscrit, depuis longtemps déjà, au coeur de ma petite histoire de globe-trotteuse...





Ernst Herbeck / Das Leben  Michèle Audin / (L’oeil de l’Oulipo) : L’Oulipo se met à table  Anne Maurel / Rouge idiotie  Aliona Gloukhova (texte), Jef Bonifacino (photographies) / Mémoires de poisson rouge  Anthony Poiraudeau / Rouge complex  Thierry Guichard / La couleur de nos âmes  Anaïs Vaugelade (dessins & texte - extraits) / Le déjeuner de la petite ogresse (extraits)  Alain Giorgetti / Larvatus  Laure Gauthier / Point-Paumes  Hugues Robert / Trois nuances de sang  La m/f / Conversation avec Élise Thiébaut  Paloma Pineda(photographies) / Terrain rouge  Corinne Atlan / Portrait du Japon en rouge  Zoé Balthus (texte photographies) / Torrent rouge  Frédéric Fiolof / Arrêt sur image  Andréas Becker / Rouge-tort  Stéphane Levallois (dessins) / Story killers  Hugues Leroy / Un endroit où déposer son chagrin 

Déesse indigo

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« L’Inde […] déploie plus largement les ailes nocturnes de l’homme.» André Malraux 



«De Calcutta, je n’ai vuque les images de L’Inde fantôme. Grouillante, miséreuse, nauséabonde. Ses bidonvilles peinent à se refléter dans le Hooghly, dontles flots pollués rejoignent le golfe du Bengale, aux rivages battus par l’océan Indien. Kalikata aurait pu rester un paisible hameau de pêcheurs si le navire d’un administrateur de la Compagnie britannique des Indes orientalesn’y avait jeté l’ancre le 24 août 1690 [•••] » 

Texte intégral dans le numéro d'automne La moitié du fourbi à paraître le 15 octobre 2021. En voici le sommaire par ordre alphabétique:

Philippe Annocque / Seul à voir 

Zoé Balthus / Déesse indigo  

Sarah Chiche / (autour du film Miroir, d’Andreï Tarkovski)  

Antonin Crenn / Il partirait en quête de ses semblables  

Lou Darsan / Ce qui se cache au fond de nos yeux  

Pierre Escot / (photographie)  

Frédéric Fiolof / (autour de Camargue secrète, de Lucien Clergue)  

Seiichi Furuya (photographies, avec Christine Gössler) / Face to Face (extraits)  

Hélène Gaudy / (autour du film The Swimmer, de Frank Perry)  

Sabine Huynh / Silhouettes  

Hugues Leroy / A L | C E  

Juliette Mancini (dessins & texte) / Éveils (extraits)  

Jean-Clet Martin / Le miroir, ses spectres  

La m/f / Conversation avec Soko Phay  

Anthony Poiraudeau / Des reflets, des répliques et des vestiges  

Noëlle Rollet / Et l’autre…  

Olivier Salon / L’ Oeil de l’Oulipo  

Ocean Vuong / Torse d’air (poème)

L'Archipel des songes

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Purple Dusk – Shodoshima, Japon 2019© Zoé Balthus


Dans la 9e édition de la revueLes Carnets d'Eucharis [Sur les routes du monde], viennent de paraître deux de mes textes dont L'Archipel des songes, récit de mon dernier voyage au Pays du soleil levant, au printemps 2019, accompagné d'une série de six photographies. Il débute ainsi :


 

Kâmasûtra, le mal-aimé

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Female Trouble (2022) Joëlle Dubois —
en couverture de X, le N°14 de La moitié du fourbi

« Les prairies vert tendre dévalent les rondes collines, enluminent la virginité du lointain, puis se jettent dans le lit de la rivière où pêchent deux grues blanches. Sur la rive engazonnée s’alignent trois arbres aux feuillages touffus, couverts de grappes de fleurs rouges et rosées, d’où s’échappent à tire-d’aile deux petits mainates noirs. Là, à l’abri de la chaleur printanière et des regards, un jeune couple séjourne sur un tapis de soie jaune, tissé de roses rouges. [...] » 

Texte intégral dans X, lenuméro d'automne de  La moitié du fourbi à paraître en octobre 2022. En voici le sommaire par ordre alphabétique:

Zoé Balthus Kâmasûtra, le mal-aimé

Antoni Casas RosLe X saisi dans sa course folle vers la révolution

Joëlle DuboisYou are not alone (Peintures)  

Nolwenn EuzenL’oubli nous appartient (Interstice à présent de tous les temps) 

Frédéric FiolofLes corps traversés 

Hélène Gaudy Tintin

Amélie GuyotPar-delà le syndrome de l’X fragile (Poésie) 

Simon Kohn Couic 

Hugues LeroyExercices de vide

Annie Lulu / Handa

Victor Malzac / La javel

La mf / Conversation avec Ovidie, putain savante  

Anthony PoiraudeauEx-fan des nineties

Noëlle Rollet  Sans les mots 

Fanny TaillandierX vs X — Stéphane Mallarmé versus XXXTentacion 

Gabriela Trujillo Avatar : Bel ami  

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