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Kafka: Dans l'ombre effrayante du patriarche

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«Très cher père, tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d'habitude, je n'ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m'inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence.»
Quand en 1919, de Prague, la ville natale jamais quittée, Franz Kafka adresse ces mots à Hermann, le tout puissant patriarche de la famille Kafka, il amorce une longue Lettre au père, aussi intime et désespérée que douloureuse et impérieuse. Il laisse le martyr d'un fils jaillir à l'encre noire sous sa plume tremblante, et de lourdes larmes glisser le long de ses joues glacées. 

Kafka livre sur le papier, non pas une œuvre de fiction, mais un authentique chef-d’œuvre épistolaire, une confession vitale chargée d’une vérité aussi nue et crue que son enfance, obscurcie par l’ombre de ce père, à jamais menaçante. C'est aussi une émouvante déclaration d'amour raté, car si Hermann était bien l'ogre aux jeunes yeux de sa progéniture, il n’en était pas moins Dieu. Et ce n'est pas sans quelque effroi toujours, qu'à l'âge de 36 ans, cinq ans à peine avant de mourir, l'auteur de la future La Métamorphose s'emploie à sonder les racines perverses et profondes de leur relation ou plutôt exactement de son contraire, de cet «éloignement survenu» entre lui et ce personnage autoritaire, cynique et humiliant.
«Et si j'essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension.»
 Ainsi, l'écrivain s'attache, non sans souffrance, à replonger dans son enfance pour expliquer avec précision à celui qui se trouve être la source même de tels débordements d'émotions angoissées, l'origine de cet abîme qui les séparera à jamais. Hermann ne prendra pas connaissance de cette lettre. Franz mourra en 1924 avant d'avoir jamais osé la lui tendre.
«Pour l'enfant que j'étais, tout ce que tu me criais était positivement un commandement du ciel, je ne l'oubliais jamais, cela restait pour moi le moyen le plus important dont je disposais pour juger le monde, avant tout pour te juger toi-même, et sur ce point, tu faisais complètement faillite.» 
Brief an den Vater - Franz Kafka - Première page du manuscrit


Bien sûr, que son père - «qui a travaillé durement» toute sa vie, «a tout sacrifié pour» ses enfants, eux, qui ont eu la vie si facile - ne peut être coupable de ce que son fils éprouve, Kafka le sait bien. Du reste, sa lettre n'a rien d'une diatribe, ni d'un plaidoyer. Non, l'homme est subtil et fin, sait la complexité du rapport. Seulement il lui faut se défaire de ce poids, se délivrer de cette emprise paternelle éprouvante, paralysante. Pour cela, son père doit savoir qui était son enfant, ce que son fils éprouvait, ressentait à son contact qui l'aura façonné pour en faire ce qu'il est aujourd'hui. Il doit savoir, lui le père qui ne s'est peut-être jamais interrogé ou qui sans doute s'est trompé à son endroit, puisqu'il n'a jamais su mesurer et encore moins gérer l'impact de sa propre influence.



De page en page, la douleur à fleur de peau, Kafka met à nu son âme, dévoile son corps malingre, fragile, dont il s'est toujours trouvé honteux d'autant que son père était une force de la nature. Auprès de lui, il se souvient et lui avoue, sans rancoeur, avoir éprouvé la plus profonde humiliation, à comparer son frêle gabarit à sa belle et imposante stature. Lui de santé si fragile, le père d'une énergie inébranlable. Franz Kafka était un être insignifiant à ses propres yeux, au regard de son père auquel il n'a «jamais parlé à coeur ouvert» et tout à fait inexistant pour la création toute entière. Il n'était qu'un vulgaire cafard, un affreux cloporte.
 «J'étais déjà écrasé par la simple existence de ton corps. Il me souvient, par exemple, que nous nous déshabillions souvent ensemble dans une cabine. Moi, maigre, chétif, étroit ; toi, fort, grand large. Déjà dans la cabine je me trouvais lamentable, et non seulement en face de toi, mais en face du monde entier, car tu étais pour moi la mesure de toutes choses.»
Hermann l'écrase en effet par la force, la santé, l'appétit, la puissance vocale, le don d'élocution, la position sociale, le contentement de soi-même, «le sentiment d'être supérieur au monde, la ténacité, la présence d'esprit, la connaissance des hommes, une certaine générosité - tout cela, bien entendu, avec les défauts et les faiblesses que comportent ces qualités»,  énumère Kafka, en mêlant l'admiration et l'ironie.
«Ce que tu me reproches n'est pas quelque chose de positivement inconvenant ou méchant (...), mais de la froideur, de la bizarrerie, de l'ingratitude. Et ceci, tu me le reproches comme si j'en portais la responsabilité, comme s'il m'avait été possible d'arranger les choses autrement - disons en donnant un coup de barre -, alors que tu n'as pas le moindre tort, à moins que ce ne soit celui d'avoir été trop bon pour moi.» 
 Kafka s'est accroché à l'écriture comme à une planche de salut, s'est soumis à ce sacerdoce en quête d'une affirmation de soi possible, s'est engouffré au sein du seul univers auquel le grand Hermann n'a pas accès.  «Je t'ai fui depuis toujours pour chercher refuge dans ma chambre, auprès de mes livres, auprès d'amis fous ou d'idées extravagantes», admet-il, car grâce à l'écriture, Kafka a découvert un formidable trésor au milieu duquel gisaient les clés de son affranchissement. 
«Tu as touché plus juste en concevant de l'aversion pour mon activité littéraire, ainsi que pour tout ce qui s'y rattachait et dont tu ne savais rien. Là, je m'étais effectivement éloigné de toi tout seul sur un bout de chemin, encore que ce fût un peu à la manière du ver qui, le derrière écrasé par un pied, s'aide du devant de son corps pour se dégager et se traîner à l'écart. J'étais en quelque façon hors d'atteinte, je recommençais à respirer.»
L'écrivain sait qu'il est désormais vital pour lui de parvenir à réunir toutes ses forces, toutes celles que lui offre l'écriture, pour vaincre ce père, ou du moins ce démon qui en a épousé les traits, et le hante le plus souvent sournoisement, mais parfois avec une violence terrassante. En témoignent ses bleus et blessures à l'âme, perpétuellement à vif : «Comme père, tu étais trop fort pour moi».

Le maître du Château revendique son droit à exercer enfin un pouvoir véritable sur son propre territoire et entend repousser cette figure obscure et tyrannique, omniprésente qui l'empêche de respirer à pleins poumons, freine son épanouissement d'homme, à force d'avoir manqué de l'affection, du moins de complicité, ou d'un semblant d'estime du père.


«Dans mes livres, il s'agissait de toi, je ne faisais que m'y plaindre de ce dont je ne pouvais me plaindre sur ta poitrine. C'était un adieu que je te disais, un adieu intentionnellement traîné en longueur, mais qui, s'il m'était imposé par toi, avait lieu dans un sens déterminé par moi.»
L'imposante présence de Hermann pèse à jamais sur son fils, pèse même sur son oeuvre précieuse qui, elle certes, n'appartient qu'à lui Franz. Assuré désormais de cette liberté durement acquise, enfin inaliénable, il s'emploie, dans cette lettre, à l'exercice périlleux de l'exorcisme ultime et rate mieux encore pour, d'évidence, aboutir à une extraordinaire déclaration d'amour déçu.

Lettre au père, Franz Kafka (Ed. Gallimard, Folio)

Romain Verger et Zoé Balthus, libraires d'un soir

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Romain - Zoé
Romain Verger (c) Antoine de Keversau          Zoé Balthus (c) Cedric Lefebvre

 Jeudi prochain, 3 avril à partir de 19h30, Romain Verger et moi-même serons libraires d’un soir à la librairie Charybde, à Paris.

À la demande de l’équipe de la librairie, nous nous prêterons à l’exercice en présentant quelques livres qui nous tiennent à cœur - un tour du monde en 8 livres et 80 minutes, de la Hongrie au Japon - avant de nous retrouver autour d’un verre. Alors si le cœur vous en dit, rendez-vous dans cet antre dédié à l’imaginaire, sympathique et chaleureux.




Librairie Charybde
129 rue de Charenton
75012 Paris
09.54.33.05.71


Cortàzar : Errance fatale le long des fleuves métaphysiques

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Julio Cortazar à Buenos Aires en 1940 
Avant de quitter Buenos Aires pour Paris au début du mois de novembre 1951, l’Argentin Julio Cortàzar avait dû se délester  d’une quantité de choses. Il avait notamment dû vendre la mort dans l’âme la totalité de sa discothèque de jazz.  

« Je vous assure que cela a été très douloureux parce que ce genre de disque est irremplaçable. Je l’avais commencée en 1933, avec mes premiers pesos, nous nous réunissions avec d’autres amis étudiants dans une cave, munis d’un phono à manivelle, pour écouter Louis Amstrong et Duke Ellington. Par la suite, j’ai pu ajouter d’autres disques et j’ai fini par en avoir deux cents environ, tous de premier ordre […] je n’emporte à Paris qu’un seul disque, calé entre les habits : c’est un très vieux blues de mes années d’étudiant qui s’appelle Stack O'Lee Blues et qui contient toute ma jeunesse », avait-il écrit à son ami le poète Fredi Guthmann, un mois avant d’arriver à Paris où il finit sa vie en 1984. Cortàzar aurait eu 100 ans cette année.

Dans la seconde moitié de 1958, alors qu’il travaillait à la traduction vers le français de la nouvelle de Jorge Luis Borges L’homme au coin du mur rose (El hombre de la esquina rosada), et venait d’achever Les Gagnants (Los Premios), il entama l’écriture de Marelle (Rayuela) qu’il décrivit, à Jean Barnabé dans une lettre datée du 17 décembre 1958, comme un projet « plus ambitieux, qui sera j’en ai peur, assez illisible. Je veux dire que ce ne sera pas ce qu’on entend habituellement par roman, mais une sorte de condensé d’un tas de désirs, de notions, d’espoirs et aussi, pourquoi pas, d’ échecs. Mais je ne vois pas encore le point d’attaque, le moment du démarrage est toujours le plus difficile, au moins pour moi. »

Cinq ans plus tard, en juin 1963, ce roman insolite paraissait en Argentine aux éditions Sudamericana. Le succès fut immédiat, le public fasciné par son singulier livre de 600 pages, Cortàzar  estima quelques mois plus tard que « l’impact parfois terrible » de Marelle sur les lecteurs réside « dans ce qui vient du dessous, les épisodes irrationnels, les hissements à des dimensions où l’intelligence est comme un nageur sans eau […] En réalité, sans ces sous-jacences, qui sont pour moi la seule chose qui compte vraiment dans le livre, j’aurais écrit un roman 'intelligent' de plus ».

Marelle fut rapidement traduit et publié en France en 1966 où sa bande d’exilés réunie, au sein de ses pages au Club du serpent, au cœur du Quartier latin, séduisit la jeunesse désabusée qui avait déjà acclamé Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle et la trompette de Miles Davis, et nageait comme des poissons dans l'eau en pleine Nouvelle Vague.

L’œuvre devenue culte témoigne de l’extraordinaire richesse narrative et stylistique du père Des Cronopes et des Fameux. Sa structure inédite offre de multiples entrées. L’auteur en propose d’emblée deux, la traditionnelle lecture linéaire, en soulignant toutefois étrangement que les lecteurs peuvent s’interrompre au 56e  chapitre et se passer des 99 suivants. Aux plus téméraires, Cortàzar conseille d'entamer directement la lecture au chapitre 73 et de sauter au chapitre indiqué à la fin de chacun. Une grille au début du livre récapitule le parcours.

Le résultat offre une parfaite perte d’équilibre, radicalement déroutante, proche du vertige. Il trouble la vision, emmêle les perspectives, perturbe l’acquis, menace de faire vaciller la raison, prise au piège d’un labyrinthe et de jeux de miroirs déformants.

Cortàzar en implantant ces mots dans la pensée de son héros Horacio, en plein délire éthylique, donna-t-il ici une des clés du roman, parmi quelques autres ? : 
« Tout désordre se justifiait s'il cherchait à sortir de lui-même, par le chemin de la folie on pouvait peut-être atteindre une raison autre que celle dont l'absence est la folie. "Aller du désordre à l'ordre, pensa Oliveira. Oui, mais quel ordre peut bien être celui qui ne ressemble pas au plus néfaste, au plus terrible, au plus incurable des désordres ? L'ordre des dieux s'appelle cyclone ou leucémie, l'ordre du poète s'appelle  antimatière, espace dur, fleur de lèvres tremblantes, mamma mia, quelle sbornia j'ai, il faut que j'aille au lit, tout de suite. "»
La lecture semble ne plus avoir de fin. Il s’agit ainsi d’un roman qui s’amarre de façon définitive et durable dans une vie de lecteur qui y revient sans cesse pour tenter d’en percer les mystères innombrables, d'autant que chaque page est un chef-d’œuvre métaphysique d’une beauté exemplaire.

Le récit se situe en 1950, un groupe de jeunes étrangers s’était constitué au Club du serpent à St Germain-des-prés où ils jouissaient de ce « modeste exercice de libération » que représentait le jazz pour eux. On y buvait de la vodka, on jouait aux cartes et aux échecs aux sens propre et figuré, on se prenait le bec, à propos de peinture, de littérature, de musique.

 Les nuits de ces Cronopes étaient rythmées par Dizzy Gillepsie ou Stan Getz,  Bessie Smith ou Coleman Hawkins qui faisait pleurer Babs. On donnait des lectures de Carson McCullers ou de Miller, dans la brume éthylique et la fumée de cigarette. Les souvenirs de cette jeunesse se perdaient dans l'exil.

Duke Ellington les mettaient tous d'accord au petit jour, berçant leur fatigue qui ne les empêchait pas de continuer de siroter de la vodka en attendant le café que leur préparait Wong. Ils reviendraient le soir-même.

Julio Cortazar - 1967 (c) Alberto Jonquières

« Il valait mieux renoncer car le renoncement était la protestation même et non pas seulement son masque », pensait Horacio Oliveira, le personnage central du roman. Cet Argentin, écrivain en surtout-ne-pas-devenir, pensait. C’était manifestement sa principale activité dans la vie. Justement, il songeait qu’« il était presque facile de penser que ce qu'on appelait la réalité méritait la phrase méprisante du cher Duke, It don't mean a thing if it ain't that swing ».

A part penser, il aimait Sibylle, l’Uruguayenne qui le lui rendait bien. Et comme il aimait penser, il réfléchissait à ce que signifiait aimer la belle Sibylle.
« La caresse qui m'arracherait un instant à cette vigilance en plein vide. Toujours trop tard, nous avions beau faire souvent l'amour, le bonheur c'était forcément autre chose, quelque chose de plus triste peut-être que cette paix et ce plaisir, un air d'île ou de licorne, une chute interminable dans l'immobilité. »
Et ce somptueux chapitre 7, disait-il son amour ou son désir ?
« Je touche tes lèvres, je touche d'un doigt le bord de tes lèvres. Je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s'entrouvrait pour la première fois et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et tout recommencer. Je fais naître chaque fois la bouche que je désire, la bouche que ma main choisit et qu'elle dessine sur ton visage, une bouche choisie entre toutes, choisie par moi avec une souveraine liberté pour la dessiner de ma main sur ton visage et qui, par un hasard que je ne cherche pas à comprendre, coïncide exactement à ta bouche qui sourit sous la bouche que ma main te dessine.
Tu me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes de plus en plus près, nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se rejoignent, se superposent, et les cyclopes se regardent, respirent confondus, les bouches se rencontrent, luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la langue sur les dents, jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant dans un silence et un parfum ancien. Alors mes mains s'enfoncent dans tes cheveux, caressent lentement la profondeur de tes cheveux, tandis que nous nous embrassons comme si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de mouvement vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur est douce et si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible noyade, cette mort instantanée est belle. Et il y a une seule salive et une seule saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune dans l'eau. »
Il disait bien l’amour qu’il éprouvait pour sa Sybille.

Elle avait débarqué de Montevideo, son petit garçon dans les bras, prénommé Rocamadour. Ils vivaient tous les trois dans une chambre minuscule. Le gosse était malade, sérieusement en danger. La Sybille vivait dans le déni du drame.

La nuit au Club, Horacio se disait que « cela n’avançait à rien de se demander ce qu’il faisait là, à cette heure et avec ces gens, les chers amis inconnus hier et demain, des gens qui étaient une simple incidence dans le lieu et dans le moment. Babs, Ronald, Ossip, Jelly Roll, Akhenaton, quelle différence ? ».

Ossip Gregorovius en pinçait pour la Sibylle, ce qui exaspérait Horacio. Ce qui faisait dire au narrateur, curieusement, que les deux hommes étaient liés par « une espèce de persécution désenchantée ».

La Sibylle s'appelait en réalité Lucia, mais n'aimait pas être appelée par son nom de baptême. Personne ne savait pourquoi. On l'imaginerait volontiers sous les traits d'une Brigitte Bardot, à l’accent sud-américain, splendide, voluptueuse, aux airs mutins d'une gamine un peu butée, d'une poupée fatale. Elle était ignorante seulement, mais loin d'être stupide. Gregorovius la questionnait sans cesse sur son enfance, sa vie à Montevideo, si Lautréamont était célèbre en Uruguay. « Lautréamont ? Oui, je crois qu'il est très connu là-bas ». Dans l’ensemble, elle n’était elle-même ni convaincue ni convaincante.

Le narrateur qui lisait dans les pensées « sublimes » qui venaient dans la tête de la Sibylle, relevait  non sans une pointe de moquerie attendrie qu'elle s'appropriait  des morceaux de poèmes«pour se sentir au cœur même de l'artichaut, d'un côté I ain't got nobody, and nobody cares for me, ce qui était faux, car deux personnes présentes au moins étaient de mauvaise humeur à cause d'elle, et en même temps un vers de Saint-John Perse, quelque chose comme Tu es là mon amour et je n'ai lieu qu'en toi, où la Sibylle se réfugiait en se serrant contre le mot lieu ».

Horacio, selon Gregorovius, était « victime de chosité » déclara-t-il un soir à la Sibylle qui n’avait pas compris ce concept. Il saisit l'occasion pour exécuter un portrait psychologique sommaire. « Oliveira est pathologiquement sensible à ce que lui impose le monde environnant, celui où l'on vit, celui qui lui est échu en partage. En un mot, la circonstance l'assomme. Plus brièvement encore le monde le blesse. »  

Le narrateur enfonçait le clou quelques chapitres plus loin :
« Ainsi paradoxalement, le comble de la solitude menait au comble du grégaire, à la grande illusion de la compagnie, à l'homme seul dans la salle des échos et des miroirs. Ainsi, des gens comme lui (Horacio, Ndlr) qui s'acceptaient (ou se refusaient mais en se connaissant de près) tombaient dans le pire paradoxe, celui d'être peut-être au bord de l'altérité sans pouvoir franchir ce bord. La véritable altérité faite de délicats contacts, de merveilleux ajustements avec le monde, ne pouvait s'accomplir avec un seul terme, à la main tendue devait répondre une autre main tendue venue du dehors, de l'autre. »
Horacio cherchait à comprendre. Réfléchissait au mot comprendre. « Damn the language. Entendre. Non pas comprendre, entendre. L'intuition d'un paradis retrouvable : il ne se peut pas que nous soyons ici pour ne pas pouvoir être. »  Il oscillait entre paradis et enfer, ne parvenait pas à trancher entre foi et néant.

Il était certain pourtant que l’ « on peut tuer tout sauf la nostalgie du royaume, nous la portons dans la couleur de nos yeux, dans chaque amour, en tout ce qui, au plus profond de nous-mêmes, nous tourmente et nous libère, et nous trompe. Wishful thinking, peut-être ; c'est là une autre définition possible du bipède déplumé».

Son raisonnement semblait tenir à l’équilibre, entre réalité et fiction, « dans cette indécision, au carrefour du choix, dans le reste de la réalité que j'ignore je suis en train de m'attendre inutilement ».

Sachant que l’ « on a excessivement loué l'imagination. La pauvre ne peut pas aller un centimètre plus loin que la limite des pseudopodes. De ce côté-ci,  grande variété et vivacité. Mais dans l'autre espace où souffle le vent cosmique que Rilke sentait passer sur sa tête, Dame imagination s'arrête court. Ho Detto. »

L'existentialisme empreint d’ésotérisme d'Horacio trouvait son inspiration dans la lecture des œuvres de Morelli, un écrivain qui revenait régulièrement dans les conversations du Club

Ils s'interrogeaient sans cesse sur les raisons qu'avait Morelli, dont ils parlaient tant, qu'ils admiraient tant,  « de faire de son livre une boule cristal où le microcosme et le macrocosme se rejoindraient en une vision foudroyante ? »  S’agissait-il d’un hommage à L’Aleph, célébrissime et emblématique nouvelle de Borges qui a donné son titre à un recueil de dix-sept textes, même si Morelli est vraisemblablement le propre double de Cortàzar  ?  Il est aisé de l’envisager.

Julio Cortazar par lui-même à Paris en 1975
En outre, la pensée d'Horacio se confondait parfois à celle du narrateur, ou plutôt il semblait que le narrateur s'incrustait dans la pensée d'Oliveira pour mieux rebondir sur une autre idée qui était soit la sienne, soit celle de Cortàzar et/ou de Morelli. Une savante mise en abyme de l’autoportrait de l’auteur, en somme, que Cortàzar savait pratiquer également en photographie. Il se plaisait en outre à dresser des analogies entre  photographie, cinéma, conte et roman.

Et puis comment ne pas songer au photographe de sa nouvelle Les Fils de la Vierge tirée du recueil Les Armes secrètes dont s’est inspiré Michelangelo Antonioni pour son film Blow-up.

A l’instar de Cortàzar, Morelli livrait lui-même volontiers quelques secrets de fabrication littéraire : « [...] donner un texte qui n'asservisse pas le lecteur mais l'oblige à devenir complice en lui suggérant, sous la trame traditionnelle, des perspectives plus ésotériques ».

Le double de Cortàzar  reconnaissait aussi de bonne grâce quelques recours à la photographie. 
 « Morelli essayait quelque part de justifier ses incohérences narratives, soutenant que la vie des autres, telle qu’elle nous apparaît dans ce qu’on appelle la réalité, n’est pas du cinéma mais de la photographie, c’est-à-dire que nous ne pouvons appréhender l’action que fragmentairement, par recoupements éléatiques. Il n’y a rien d’autre que les moments que nous passons avec cet être dont nous croyons comprendre la vie, ou quand on nous parle de lui, ou quand il nous raconte ce qui lui est arrivé ou qu’il prévoit devant nous ce qu’il a l’intention de faire. À la fin il reste un album de photographies, des instants figés ; jamais le devenir se réalisant devant nous, le passage de l’hier à l’aujourd’hui, le premier coup d’épingle de l’oubli dans le souvenir. C’est pourquoi il n’y avait rien d’étrange à ce qu’il nous parlât de ses personnages sous la forme la plus spasmodique qui soit ; donner de la cohérence à une série de photographies pour qu’elles deviennent du cinéma (comme l’aurait tant aimé le lecteur qu’il appelait lecteur-femelle) signifiait remplir de littérature de présomptions, d’hypothèses et d’inventions les hiatus entre les photographies. »
Sur l’étude attentive et passionnée de l’œuvre de cet auteur éminemment borgésien qu’était Morelli, Horacio s’était bâti et avait défini sa quête d'une vérité fondée sur un rejet radical de ce qui était généralement établi  en matière d’art et de morale.

La Sibylle, pour sa part, faisait une analyse personnelle de la quête de son amant qu’Horacio trouvait plutôt fine et proche de ce qu’il avait en tête, de son Aleph à lui. Elle était convaincue qu’il voulait ce qu’elle appelait  l'unité, c’est-à-dire qu’il aspirait à ce « que toutes les choses de (sa) vie se ressemblent et (qu'il) puisse les voir en même temps. »

Mais lorsque la Sibylle avait fini par disparaître avec la même fulgurance que lors de son apparition rue du Cherche-Midi, force fut pour Horacio de réaliser que sa quête devait être reconsidérée à la lumière de l'absence et réorientée en conséquence vers sa terre natale où il retrouverait un couple de doubles, son vieil ami Traveler et sa compagneTalita, jumelle de la Sibylle.
 « Il y a des fleuves métaphysiques, mais c’est elle (La Sibylle, Ndlr) qui les nage comme cette hirondelle nage en l’air, tournant fascinée autour du clocher, se laissant tomber pour mieux rebondir ensuite avec l’élan. Je décris, je définis et je désire ces fleuves, elle les nage. Je les cherche, je les trouve, je les regarde du haut du pont, elle les nage. »
Marelle, Julio Cortazar, traduction de Laure Guille- Bataillon et Françoise Rosset (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)

Rozier: Un dessin est venu, l'autoportrait d'Artaud

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Autoportrait d'Antonin Artaud - Non daté

Peinture, dessins, poésie, littérature sont, dans l’œuvre et la vie de Nicolas Rozier, toujours intimement entremêlés.

En 2006, il avait publié chez Fata Morgana, L’espèce amicale, un poème et des dessins. En 2010,  a paru Tombeau pour les rares (Ed. de Corlevour), un superbe ouvrage qui repose sur vingt-sept toiles de Nicolas Rozier, portraits singuliers de poètes qui lui tiennent à cœur, Antonin Artaud, Charles Baudelaire, François Villon, Gérald Neveu, Francis Giauque, mais aussi l’écrivain Léon Bloy et le peintre Vincent van Gogh. A ses portraits peints, correspondent les textes composés à la manière de portraits par des poètes et écrivains contemporains dont Zéno Bianu, Pierre Dhainaut, Marie-Claire Bancquart, Jacques Ancet, Serge Rivron etc. sollicités par Nicolas Rozier.  

L’Ecrouloir  avait été publié deux ans auparavant, également aux éditions de Corlevour, et dont il faut bien relever ce titre magnifique, admirablement conçu, du sur-mesure pour Antonin Artaud. Et plus encore si l’on songe d’emblée, à la chute d’un homme, au génie écroulé. 

Par coïncidence, sans doute, il constitue aussi une excellente résonance à l’analyse d’Evelyne Grossman dans la préface  aux Œuvres d’Antonin Artaud (Ed. Gallimard, Quarto) parues en 2007 :
« Le mot chez Artaud est mise en acte d’incessants lapsus volontaires : la langue tombe, le sens s’effondre et resurgit à la verticale, à l’oblique. »
Un dessin d’Antonin Artaud, est le crucial sous-titre de L’Ecrouloir et, d’évidence, le cœur-même de cette œuvre bouleversante.

A la fois prose et poésie, le texte naît de l’admiration et l’observation de l’autoportrait du poète, écrivain, dramaturge, comédien, dessinateur que fut Artaud. Le dessin est reproduit sur la couverture ainsi qu’à l’intérieur de l’ouvrage et s'explore, se raconte sous la plume captivée et captivante de Nicolas Rozier tout au long de ses pages.  
« Du grand bois sombre de derrière la tête,
D’une ruée d’arbres dont l’homme semble l’après coup,
Un dessin est venu. »
Antonin Artaud en personne est venu au-devant de Nicolas Rozier, déjà depuis longtemps hanté. Le face-à-face s’imposait. Beau et malin. Le contact direct s’établit avec le monstre sacré qui convoque littéralement son cadet par le dessin.

Le dessin est fondamental entre ces deux-là, une langue en soi, alliée naturelle de la poésie.
« Ici, avec ce dessin qui invente à lui seul un musée de l’homme
La chasse racée a coupé ses bases. »
Il y a toujours une certaine solennité à découvrir, observer un dessin, « la source et le corps de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de tous les autres genres d’art et la racine de toute science », disait le peintre et architecte de la Renaissance portugaise Francisco de Holanda.

Les croquis, ébauches, esquisses, études et autres dessins portent toujours en eux une émotion singulière, celle du commencement même. Le dessin est germe, embryon, fœtus d’une œuvre à venir, d’une parole à donner, d’un amour à vivre, dont la sublime fécondation se situe au cœur de la pensée, sa matrice en vérité.
« Le dessin n’a pas cet encrassement posthume des œuvres graphiques parce qu’Artaud a su retenir l’hypnose qu’il y a à dessiner des hommes, des maisons, des forêts. »
Le dessin préfigure la naissance, témoigne du mystère qui le précède. Par essence, le dessin est matière inachevée, secrète, confinée à l’intimité créatrice.

Et le tête-à-tête de Nicolas Rozier avec l’autoportrait d’Artaud est d’autant plus troublant, chargé d’intensité ésotérique, qu’il fait l’effet d’une plongée dans un miroir sans tain, le texte résonnant d’un ailleurs, d’un lointain où le temps et l’espace sont bannis. Il s’agit d’une communication d’outre-tombe.
« Avant même le visage reconnu d’Artaud nous empoigne à vie ce tambour de vision frappée où les yeux sont seuls. » 
Les yeux, autrement dit l’esprit. Toujours isolé, en soi.
La portée du texte s’entend spirituellement, pour ne pas dire religieusement, puisqu’Antonin Artaud en a sûrement bel et bien fini avec le jugement de Dieu.
« Le dessin fusionne les domaines des manœuvres, il enfonce le vieux clou, le clou unique des opérations rugissantes. L’exotisme de hasard dont Artaud s’entoure au dessin ne fait qu’isoler sa lutte, l’émeute en contre-jour de ses vies. »
Dans la voix de Nicolas Rozier s’entend une puissante volonté de réhabilitation du poète, trop souvent réduit à une caricature de dément, de le réinvestir de toute sa dignité d’homme et d’artiste.
« Si l’électrochoc, la privation, l’isolement sont pour beaucoup dans  la misère de son dernier visage, Artaud n’a pas laissé faire, n’a pas entièrement abandonné au sort de la torture de ses traits. Le visage qu’on lui connaît trop bien, celui du retour à Paris, accuse tellement la psychiatrie qu’on ne peut plus le voir sans elle. C’est encore donner aux indignités une attention qu’elles ne méritent pas. Car si l’on regarde bien ce visage sans l’enfouir  sous son histoire terrible, on verra qu’il s’est surtout arc-bouté  sur sa prise inestimable. Presque toute la face  semble s’être donnée aux ennemis pour se sauver les yeux, pour les retrancher sur leur cœur impensable.C’est intraduisible de vie tenace. »
Nicolas Rozier fait montre d’une force époustouflante de compassion qui pourrait être celle d’un camarade de tranchées si elle n’était déjà celle d’un frère sur le front éprouvant de l’existence.
« Artaud donne visage au soldat démembré qui poursuit de rage sur ses moignons. »
D’une écriture riche et trempée, sourd nombre de passages marqués de tensions, de pointes révoltées, souvent teintés de bile noire. Mais il s’agit d’un texte en fusion perpétuelle et la plume de Nicolas Rozier sait être infiniment douce, notamment lorsqu’il évoque Camille Claudel, sorte de sœur d’infortune d’Artaud,  artiste de génie qui connut un semblable et terrible destin, enténébré par la démence.
« Le même amour chassé des coutumes, on le voit aux filles de Camille Claudel. Leur corps n’est plus qu’élongation passionnelle, Et l’on dirait qu’elles supplient quand elles donnent. »  
L’implorante ou la Jeunesse du groupe de L’âge mûr surgissent en pures larmes sculptées.

De même, Artaud ne pouvait pas passer sous silence le souvenir de cet autre frère de génie, son cher Suicidé de la société, dans l’étrange autobiographie de fantôme qu’il soufflait à Nicolas Rozier.
« Artaud sent la retombée humaine du dernier périple. Le silence trie les hommes.
Tout homme fidèle à sa douleur s’échoue en lui pour échapper au sort liquéfié des tendresses. Et Artaud qui le sait, répond en arlésien à Van Gogh. 
La peinture de Van Gogh rencontrée comme en passant avant d’être aimée pour toujours, lui fait un raccourci sur la vie vengée, sur la vie choisie gagnée à l’effort, modelée sur des coups reçus
Définitivement rendus. »
L’exercice d’admiration est toujours difficile et périlleux, L’Ecrouloir est en l’occurrence une réussite exemplaire qui dit tout « […] de l’amour pour les yeux d’assassiné vivant dont Artaud déborde des archives ». D’autant qu’il s’agit  en parallèle d’un hommage original et précieux à l’art du dessin et de la poésie mêlés et dont la double maîtrise est toujours rare.

L'Ecrouloir, Un dessin d'Antonin Artaud, Nicolas Rozier (Ed. de Corlevour)

James: Le trou noir de l'ivresse rimbaldienne

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Arthur Rimbaud âgé de 17 ans, en octobre 1871 (c) Etienne Carjat
« Maintenant je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense.- Pardon du jeu de mots. – Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait. » 

Arthur Rimbaud écrivit ces mots, ayant fait couler tant d’encre et animé tant d’esprits, à son ami et professeur Georges Izambard, le 13 mai 1871. Il n’avait pas encore dix-sept ans, et sa première lettre au poète Paul Verlaine restait à écrire.

Deux jours plus tard, il persistait et signait une lettre du même tonneau adressée cette fois au poète Paul Demeny.

A la lecture de Rimbaud à Java/le voyage perdu, que l’on doit au critique et écrivain américain Jamie James, il est plus que jamais tentant de fonder sur ce manifeste toute la suite du destin du jeune poète y compris son engagement signé en 1876 pour cinq ans dans l’armée néerlandaise coloniale.

De fait, Jamie James y songea aussi, soulignant justement que « si les Lettres du voyant nous touchent au premier abord, c’est parce qu’elles soutiennent avec véhémence que le dérèglement des sens et la souffrance sont des aspects essentiels  du voyage de l’artiste. Mais leur force indéniable ne tient-elle pas au fait que le voyage y est plus important que la destination ? Ce qu’il faut c’est parvenir à l’inconnu, et non pas forcément l’exprimer ».

La jeune sœur de Rimbaud venait de mourir en décembre 1875. Vitalie avait à peine dix-sept ans. Aux funérailles, les proches eurent la surprise de découvrir le jeune homme chauve. Il s’était rasé le crâne. Jamie James n'a pas exclu qu'il ait voulu exprimer son chagrin de la sorte.

C'est en effet un acte radical, tout à fait rimbaldien, hautement signifiant. Se raser la tête n’est pas un geste anodin. Rimbaud disait quelque chose qui allait au-delà du chagrin. Il savait sans nul doute que la vue de son visage dépouillé de sa chevelure provoquerait un choc, un malaise, que son image ainsi débarrassée des épis de l’enfance indisciplinée, serait parée d’une dureté nouvelle, d’un masque adulte provocant et marquerait ainsi durablement les esprits.  

Il disait à la face du monde que tout était changé désormais, qu’il était bien un autre. Un Rimbaud inconnu, déterminé à s’encrapuler coûte que coûte, était né.

La rupture de sa liaison tapageuse avec Verlaine, dont il venait de recevoir une ultime lettre, était bel et bien consommée. Et bientôt, il n’écrirait plus ni littérature, ni poésie.

A l’aulne de la célébrissime et emblématique devise de Rimbaud, « il faut être résolument moderne », Jamie James se demanda s’il y avait « dans l'œuvre de Rimbaud accomplissement plus moderne que cette fuite abrupte et sans remords, loin de la littérature ? Et les expériences les plus innovantes en matière d'écriture que le siècle dernier nous ait données ne sont-elles pas ravalées au rang de vains gribouillages, en comparaison de ce geste d'une infinie pureté ? »

De Rimbaud, il ne sera plus rien publié jusqu’aux Illuminations en 1886, composées vraisemblablement entre 1872 et 1875.

Six mois après le décès de sa cadette Vitalie donc, Rimbaud avait gagné le port hollandais de Harderwijk, et embarquait le 10 juin 1876 à bord du bateau à vapeur Prins van Oranje pour les Indes néerlandaises, l’Indonésie d’aujourd’hui. Direction Java.

« Au lieu de prendre la soutane, il prit l’uniforme du soldat hollandais : c’était la même chose », ironisa son vieux copain Ernest Delahaye qui tint longtemps la gazette des aventures de Rimbaud le Marin qu’il commentait avec Germain Nouveau et Paul Verlaine. Il avait fini par s’imposer, non sans un certain opportunisme, comme l’« ami professionnel du grand homme ».

Seulement voilà, de Rimbaud en 1876, de son arrivée à Java jusqu’à son retour en décembre à Charleville, Delahaye ne sut que dire, nul ne le pouvait, lui ni personne ne sut rien, personne ne sait rien, à l'exception de quelques maigres indices glanés par les rimbaldiens les plus entêtés, les plus obsédés, parmi lesquels Jamie James. 

C'est heureux. Car de cette page blanche dans la vie de Rimbaud, Jamie James a su tirer un récit passionnant, digne d’un roman presque noir, et l’on oublie l'essai. Happé par le mystère du poète, on se laisse ravir par le plaisir de la quête, de la traque même, au point que l’on devine, avant que l'auteur ne le confesse lui-même, que sa passion était si forte qu'il fut un temps tenté d’inventer l’aventure javanaise du grand poète, de combler ce grand vide de quatre mois lui-même. 

Il avait bien caressé l’idée de faire de Rimbaud son héros. Il aurait sans doute ressemblé à Marlow, en hommage à Joseph Conrad dont il cita d’ailleurs quelques superbes lignes, extraites de l’époustouflant Jeunesse. Il s'était ravisé, conscient de l'extrême défi que représentait une telle entreprise.
« Une perspective me terrorisait tout particulièrement : faire parler Arthur Rimbaud. Il est probable qu’il commandait son café au comptoir comme vous et moi. Mais qui sait ? Peut-être arrivait-il à faire d’une situation aussi banale un véritable petit événement […] J’en suis donc venu à la conclusion suivante : ce Rimbaud javanais pouvait vivre les aventures les plus mirifiques qui soient, l’auteur qui oserait les imaginer serait toujours dans le faux. C’était pure et folle vanité de ma part que de vouloir réinventer les faits et gestes d’un artiste aussi totalement original, aussi incroyablement imprévisible, en un lieu qui lui était, de surcroît, parfaitement étranger. »
Rimbaud était déjà suffisamment fantasmé et difficile à cerner comme ça, il paraissait inutile et fort périlleux de brouiller davantage la donne, sachant qu'« entre ces deux axiomes  - « il est impossible de définir avec certitude l’itinéraire que parcourut Rimbaud de Java à Charleville en 1876 » et « Il est impossible de savoir ce que signifie vraiment Le Bateau ivre » -  il n’y a pas grande différence. »

Parmi les infimes traces du périple du poète, une fiche fut retrouvée dans les archives militaires hollandaises dressant un portrait d'une insipidité sans surprise de « Jean Nicolas Arthur Rimbaud, né le 20 octobre 1854 à Charleville, fils de Frédéric Rimbaud et de Marie Catherine Vitalie Cuif. Visage : ovale. Front : ordinaire. Yeux : bleus. Nez : ordinaire. Bouche : idem. Menton : rond. Cheveux : bruns. Sourcils : idem. Signes distinctifs : aucun. Taille : 1,77 m. »

On apprend au moins, grâce à l’administration hollandaise, que le jeune homme avait laissé repousser sa tignasse. Jamie James, qui fit preuve d’un humour, savamment dosé, presque britannique, tout au long de ses pages, ne sut résister dans la foulée à rappeler l’évocation de Rimbaud par Verlaine, à jamais amoureuxdans Les Poètes maudits (1884) :
 « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant.»
Paul Verlaine  en 1883 (c) Alecide Allevy
 Il est vrai que sous la plume du poète saturnien, Arthur redevenait cet être inoubliable et fascinant. L'homme aux semelles de vent, le mythe incarné avant l'heure, devait enfin tailler la route.
« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. »
D'Une saison en enfer (1873),  ces vers devenaient réalité, le bois s’éveillait en violon, le cuivre en clairon, le poète en soldat.

Après près de deux mois de croisière, sans doute guère confortable, le navire qui charriait Rimbaud accostait le 22 juillet 1876, à Batavia -, Jakarta de nos jours,- dans une Indonésie d’époque que Jamie James dessina en virtuose, fort de solides recherches historiques, documents, cartes, témoignages textuels et photographiques à l’appui.

Ses pages sentent les épices et les encens. Des nuées d’indigènes en sarong, aux peaux mates se devinent fourmillant dans la moiteur tropicale, entre les villas coloniales cernées de jungles et de blancs aux commandes avant de parvenir bientôt dans un camp de baraques militaires, accroché au volcan ensommeillé Merbabu, où s’est installé le bataillon de Rimbaud, à Salatiga, à six-cent mètres d’altitude, au-dessus des rizières.

Le poète de Démocratie, soldat dans les rangs d'une armée coloniale, posait les yeux sur l'autre bout du monde, s’ouvrait « aux pays poivrés et détrempés ».

Le 14 août 1876, Arthur Rimbaud répondait encore présent à l’appel. Le 15, il avait disparu. L’oiseau rare, d’enfer et de paradis, homme ivre de liberté, s’était envolé. Le poète, après s’être réveillé soldat, avait préféré le destin de déserteur et, au péril de sa vie, s’était fait la malle avec brio. 

Manifestement, la vie de soldat ne lui convenait guère, mais l'on peine à croire qu'il en avait été dupe, il devait bien le savoir avant de s’engager. Certains ont même émis l'hypothèse qu'il s'était enrôlé dans un moment de grande ivresse. Il est plus simple aussi de supposer que la désertion avait été préméditée, qu'elle avait été décidée en même temps qu’il s'engageait. Minutieusement préparée sans doute, son évasion fut couronnée du plus excellent des succès, l'invisibilité. C'était le risque à courir pour s'en aller vers l'inconnu. Pour Jamie James :
« On ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l'art et y renonça : la seule constante de Rimbaud, c'est le paradoxe. »
Ainsi débutait l’énigme la plus profonde de son existence. Rimbaud, brillant par l'absence, ne laissa plus nulle trace derrière lui, nulle part, jusqu’au 31 décembre 1876, jour où il serait reparu comme d'un coup de baguette magique, à Charleville, à en croire le témoignage de sa sœur Isabelle. Abracadabra, Arthur est là.

Qu’a-t-il fait, connu, comment a-t-il vécu pendant ces quatre mois ? Par quelles routes est-il passé, où s'est -il aventuré, pourquoi est-il rentré ? Rimbaud, qui semble n’avoir jamais livré ni un mot ni une page à personne sur ce voyage, créait ainsi, en gardant  résolument le silence, l’une des plus intrigantes énigmes de la littérature. 

Le mystère reste aujourd’hui aussi épais qu’au 15 août de cette année charnière, malgré des bataillons de chercheurs en tout genre qui y ont consacré leur propre existence et y investissent encore de formidables énergies. De découvertes en recoupements, puis en rebondissements, une foule d’hypothèses a ainsi vu le jour que Jamie James détaille à merveille. Un régal aussi exaltant qu’un roman.

Rimbaud est traqué sur tous les bateaux de la planète, on croit le retrouver marin sur le Wandering Chief, on lui découvre le faux nom d’Edwin Holmes. Tout est possible mais rien n'est moins certain et à vrai dire, Jamie James s’en moque un peu, lui, de l’horaire de son bateau, de la date de son retour à Charleville. La découverte de tels éléments ne motivaient guère ses propres travaux, ils n'excitaient pas sa quête. Il aurait aimé par-dessus tout dénicher des cahiers ou des notes, se repaître de vers et de lignes de Rimbaud qu’il aurait écrits là-bas, à Java en 1876, se délecter des mots nés de ces quelques mois d’errance tropicale et que nul autre que lui aurait su inventer.
« Nous sommes à jamais privés de ce que nous aurions tant aimé lire : Java par le regard du poète, à moins que l’on ne retrouve par hasard les journaux perdus de son voyage. »
Cette perspective aux probabilités réduites reste le seul espoir auquel rien n’empêche les fanatiques de s’accrocher. La fascination que la poésie de Rimbaud, sa vie d'homme et de poète, inspirent depuis tout ce temps, réside dans tout ce qui échappe, tout ce que renferme le trou noir de l’ivresse rimbaldienne.

Jamie James, pour qui  « cet énigmatique abandon lance à la postérité le plus intrigant des défis », a excellé à démontrer que l'empreinte mystérieuse de son verbe, doublée de sa fulgurante apparition - qui n'est pas sans rappeler celles d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, au destin toutefois bien distinct – toutes auréolées de secrets et de paradoxes fondent l'extraordinaire passion de l’œuvre et son auteur. 

Rimbaud fait figure d'un ange qui se serait coupé les ailes. Dans son renoncement, se loge quelque chose de l'ordre de la mutilation insupportable, de l'affirmation d'une impossibilité effroyable, du paradis à jamais perdu. Le poète en choisissant de se taire dit quelque chose que le monde ne sait ou ne veut entendre. Quelques poignées à peine en éprouvent, peut-être, une insondable et douloureuse tristesse, un vertige au-dessus du vide.

Rimbaud à Java, Le voyage perdu, Jamie James, traduction de Anne-Sylvie Hommassel (Ed. du Sonneur)

« Plutôt tuer un nouveau-né...»

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Untitled - Aila serie - 2004 (c) Rinko Kawauchi
Une affaire personnelle du Japonais Kenzaburô Oé, roman en partie autobiographique comme son titre aurait pu ne pas l’indiquer, fut écrit un an après la naissance de son fils Hikari (lumière) en 1964. L’événement, loin d’être heureux, « modifia son univers avec autant de violence qu’une explosion solaire », écrit John Nathan dans la préface du recueil de nouvelles Dites-nous comment survivre à notre folie ? L’existence de son nouveau-né était odieusement compromise par de profondes lésions cérébrales.

Après une extrême hésitation à peser toutes les options possibles avec son épouse, alors que l’enfant « était en couveuse entre la vie et la mort, et ses chances de guérison […] tout à fait improbables », écrivit Oé dans ses Notes d’Hiroshima, ils décidèrent néanmoins de confier le sort d’Hikari aux chirurgiens qui l’opérèrent et le sauvèrent sans le soustraire pour autant à un lourd handicap mental irréversible.

L'écrivain évoqua également cette affaire personnelle, le drame réel et son roman dans l'une des quatre conférences publiées dans un recueil qui porte le titre de celle qu'il prononça pour recevoir le prix Nobel de littérature en 1994, Moi, d'un Japon Ambigu (Ed. Gallimard). 

Ainsi, un drame semblable secoue l’existence de Bird, le personnage central du roman. Un anti-héros que cet Oiseau-là, surnom que lui avaient trouvé ses camarades lorsqu’il avait 15 ans et qui lui était resté collé à la peau depuis. On croit y entendre aussi un hommage discret de Oé à Hikari qui, enfant autistique, ne réagissait qu’au chant des oiseaux et à la musique, seul langage qu’il ait jamais appris et su composer*.

Bird, 27 ans, était répétiteur dans une « boîte à bachot » dans une ville japonaise non identifiée. Il était mal, mal dans sa peau, mal dans sa vie professionnelle, mal marié depuis deux ans déjà. L’été de son mariage, il n’avait pas dessaoulé pendant quatre semaines, comme un « Robinson abruti sur un océan d’alcool. »
« Souvent depuis son mariage, il se demandait ce qui l’avait poussé à boire ainsi et jamais il n’avait trouvé de réponse satisfaisante. Tant que cette descente aux abîmes resterait inexpliquée, le risque subsistait qu’il recommençât. »
Au fil de ses récentes lectures sur le Soudan, il avait réalisé qu’il n’avait « pas assez prêté attention aux manques et aux insatisfactions de son existence. A cause d’eux, il était prudent de s’interdire l’alcool. »   

C'était encore un gamin qui ne rêvait que de fuite, d’une existence d’aventurier. Il ne s’était pas délesté de l’idée enfantine d’une vie héroïque. Il  rêvait d’Afrique, au point de se constituer un pactole secret pour le grand voyage et dans l’attente, se contentait de collectionner et d’étudier des cartes des pays du continent noir.

Il errait dans les rues pendant que sa femme était à l’hôpital. L’enfant était sur le point de naître. Il n’était pas préparé, il ne le désirait pas. Il avait besoin de boire mais avait la sagesse d’éviter les bars. Sa misère affective était absolue, manifeste. Il eut envie de coucher avec un travesti dont il avait croisé le reflet dans une vitrine, par hasard, de s’épancher auprès de l’inconnu, de se mettre nu, se confier à lui comme à un frère et lui avouer ce que personne ne savait encore:

« […] depuis des années, j’ai envie d’aller en Afrique, que mon rêve serait, au retour, d’écrire un récit de mes aventures, intitulé Ciel d’Afrique, mais qu’il me sera sans doute impossible de partir seul, là-bas, une fois que je serai prisonnier d’une famille (en réalité, je suis encage depuis mon mariage mais jusqu’à présent il me semblait que la porte de la cage était toujours ouverte ; cet enfant en train de naître pourrait bien la fermer pour de bon… »

L’hôpital avait réclamé sa présence de toute urgence. Sur place, un médecin lui annonça que l’enfant était anormal. Son épouse n'avait pas été avertie. Puis il avait vu la chose, ressenti toute la répulsion possible pour son bébé monstre, né avec une hernie cérébrale affreusement déformante. A la Japonaise, il n'avait manifesté aucune émotion. Pourtant, il était bel et bien désemparé, s'isola pour pleurer.
 « Mon fils a la tête entourée de pansements, comme Apollinaire lorsqu’il a été blessé sur le champ de bataille, pensa Bird. Mon fil a été blessé comme Apollinaire sur un champ de bataille abandonné, que je n’ai jamais vu – et maintenant il crie silencieusement… Bird se mit à pleurer. La tête pansée comme Apollinaire… Cette image avait simplifié ses sentiments, leur avait donné un sens […] Il faudra que je l’enterre comme un soldat mort à la guerre. Bird continua de pleurer.  »  
Etonnant pour un Japonais de se raccrocher à la pensée d’Apollinaire, peu de Français y songeraient mais pour Oé, qui a étudié la littérature française dont il est passionné, l’image du poète français avait peut-être réellement surgi à l’heure de la naissance de son fils.

Bird en tout cas enterrait déjà mentalement ce petit monstre importun, d’aspect vaguement humanoïde qu’il avait engendré, alien venu assassiner ses rêves, tous, même le plus secret d’entre eux à ses propres yeux, celui de devenir père.

Le monstre, c'était son nom, était condamné, il ne pouvait survivre, ne le devait pas. Il ne se projetait pas, avec la chose dans ses bras de père, ne l'avait pas touchée, l'avait fuie aussitôt. Il ne le voulait pas vivant. Les médecins évoquèrent une opération coûteuse au succès aléatoire. Adieu le voyage en Afrique, son trésor secret devrait lui être sacrifié. La décision qui lui incombait était terrible.Il lui fallait renoncer à l'aventure africaine et clore la porte de sa cage pour ce petit soldat déjà mort à la guerre.

Son épouse, restée horriblement isolée à l’hôpital, inexistante, était tenue dans l’ignorance de l’état de santé de son enfant. A nul moment, Bird, père et époux indigne, ne songea à se rendre auprès d'elle pour réfléchir et décider ensemble. Notons, que dans les années 60 au Japon, comme en Europe d’ailleurs, les femmes n’étaient guère consultées y compris dans des affaires aussi personnelles.

Comble du comportement minable et pathétique, le bonhomme alla se réfugier auprès d’une ancienne maîtresse, Himiko, camarade de fac, plutôt paumée, à laquelle il se livra corps et âme. La jeune femme assura son rôle de diablotin perché sur son épaule, ravie de lui souffler à l’oreille ce qu’il n’osait pas s’avouer.
«   - En prenant ma douche, je pensais à un poème, dit-elle. Tu te rappelles ? « Plutôt tuer un nouveau-né dans son berceau que de porter en soi des désirs inassouvis… »
-          On ne peut pourtant pas tuer tous les nouveaux nés, dit Bird… De qui est-ce ?
-          William Blake. J’ai fait ma thèse sur lui, tu ne te souviens pas ?»
Il s’était inconsciemment trouvé un complice qu’il pourrait désigner coupable, le cas échéant. Mais il n’est pas bien aisé de jeter la pierre à ce pauvre diable. Le dilemme est cruel, il pèse à mort, le malaise est extrême, la douleur furieuse de se sentir, à vrai dire, si près d’opter pour le crime. Ou de grandir enfin. 

Trois jours et trois nuits d’intense lutte psychologique, vécue à huis-clos avec Himiko, vont se succéder et sceller à jamais le sort du pauvre petit freak. 

« - Tu n’es pas dans ton état naturel, en ce moment Bird.  Tu es comme un escargot dans sa coquille. Mais tu te réveilleras dès que tu mettras le pied sur la terre d’Afrique.

Il ne répondit pas. »

Une affaire personnelle, Kenzaburô Oé, traduit de l'anglais par Claude Elsen, Ed. Stock 

Brodsky, le poète fou d'une reine pathétique

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Joseph Brodsky, le 6 avril 1990 (c)  Lamont Poetry Program

A Véra Kolessina, à Marc

Joseph Brodsky est né en 1940, à Leningrad, cité rebaptisée en 1917 dont il détestait le nom, symbole  à ses yeux de la tyrannie qui marquait le destin de la Russie et le sien en particulier, jalonné de séjours en prison, d’internements en hôpital psychiatrique. et pour finir en exil, coupé de sa langue, torture suprême d’un poète. 

Exilé d’Union soviétique en 1972, ce n’est qu’après la chute du mur que son œuvre put être publiée dans son pays natal, où il avait été persécuté et jugé sous le chef d’accusation de parasite social.
« Juge : Quelle est votre profession ?
Brodsky : je suis un poète.
Juge : Mais qui vous reconnaît poète, qui vous a classé au rang des poètes ?
Brodsky : Personne. Qui m’a fait naître au rang des humains ?
Juge : Avez-vous étudié pour être poète? 
Brodsky : Cela ne s'apprend pas à l’école. Cela est, c’est la décision de Dieu.[1] »
Le tout premier poème publié de Brodsky datait de 1957. Trente ans plus tard, le parasite social qui recevait le Prix Nobel de Littérature devait boire du petit lait et d'évidence songer à ce pitoyable procès dans son pays obscurci et à sa culture persécutée. Il souligna, dans la conférence qu'il donna pour l'occasion, que l’art éveille et révèle à l'écrivain que « la condition humaine est une affaire d'appréhension propre à chacun. Etant la plus ancienne et la plus fondamentale forme d’entreprise personnelle, l’art inculque à l’homme […] le sens de son unicité, son individualité, sa différence — et ainsi  métamorphose l’animal social en un Je autonome […]. Une œuvre d’art, de littérature, un poème en particulier, invite un individu en tête-à-tête, instaure avec lui une relation d’intimité directe, libérée de tout intermédiaire [2]».

Quel pied de nez ! Brodsky avait été reconnu par ses paires, célébré et traduit dans le monde entier. La poétesse russe Anna Akhamatova dont il avait fait la connaissance en 1961, l’avait elle-même dès le début trouvé remarquable. Elle était devenue très vite son mentor, l’amitié nouée entre eux ne fut jamais démentie. Il disait que l’humilité était l’une des plus grandes choses qu’elle lui ait transmises.

A chaque fois qu’il lui rendait visite, il lui apportait quelque chose, surtout ses derniers poèmes qu’il soumettait à son oreille, et aussi des roses, les fleurs favorites de la Lady, comme l’appelait l’autre souveraine russe, Marina Tsvétaeva.

A la suite d’une visite de Brodsky, le 11 septembre 1965, Anna Akhmatova avait écrit dans son journal:
« Il m’a lu son Hymne au Peuple. Soit je n’y connais rien en poésie, soit ce poème est bel et bien un coup de génie et, en terme d’éthique, il s’agit précisément de ce que Dostoïevski enseigne dans Les carnets de la Maison morte. Il n’y traîne pas l’ombre de cette amertume ou ce dédain revanchard contre lequel Fiodor nous met justement en garde. [3]»
L’autre poète qu’il aimait le plus au monde était incontestablement W. H. Auden qui l’avait si bien accueilli aux Etats-Unis et aidé à s’adapter à sa nouvelle patrie. Son essai To please a shadow[4], constitua en 1983, une époustouflante déclaration d’amitié au poète anglo-américain disparu dix ans plus tôt, doublée d’un extraordinaire exercice admiration.
« Quand un écrivain a recours à une autre langue que sa langue maternelle, il s’y résout par nécessité, comme Conrad, ou en raison d’une brûlante ambition, comme Nabokov, ou encore au nom d’une quête de fission plus importante, comme Beckett. Appartenant à une toute autre catégorie, au cours l’été 1977, à New York, après cinq ans de vie dans le pays, je fis l’acquisition, dans une petite boutique de machines à écrire sur la 6e avenue, d’une Lettera 22, portable, en vue d’écrire (essais, traductions, un poème de temps à autre, etc.) en anglais pour une raison qui n’a que très peu à voir avec celles mentionnées plus haut. Mon unique objectif était de me rapprocher davantage encore de l’homme que je considérais comme l’intellectuel le plus important du XXe siècle : Wystan Hugh Auden. [5]»
Dans une biographie, intitulée Brodsky, a literary life, le poète, critique littéraire et essayiste russe, Lev Losev fait un habile tour d’horizon de l’existence de son compatriote :

« La vie de Brodsky fut fertile en événements extraordinaires. Il obtint la reconnaissance de deux immenses poètes Anna Akhmatova et W. H. Auden; il fut arrêté, jugé par un tribunal digne de Kafka, emprisonné, interné en hôpital psychiatrique, exilé à deux reprises; acclamé et célébré partout dans le monde; il fut frappé d’une maladie mortelle. Et malgré tout cela, l’événement central de son existence reste à ses yeux Marina (Marianna) Pavlovna Basmanova. Dans le poème de Pouchkine Le Prophète[6], un séraphin à six ailes descend du ciel et donne au poète la vue, l’oreille, la voix miraculeuses d’un prophète. Brodsky croyait que dans son cas, le don s’était concrétisé dans l’amour d’une seule et unique femme. [7]»

Marina Basmanova, incendie de sa jeunesse, fut la muse suprême. Pourtant son visage avait produit l’effet d’une « eau froide, cristalline [8]» sur Akhamatova et rappelait à Losev, « les portraits des damoiselles de la Renaissance[9] ».

« Marina était grande, sculpturale, avait le front haut, des traits doux et une chevelure d’un brun très sombre », selon le portrait dressé par Liudmila Shtern, dans un récit consacré à son ami de toujours, Brodsky, A personal memoir, qui confirmait que cette jeune femme avait « occupé une place immense dans la vie de Brodsky. Il n’a jamais aimé personne comme il a aimé Marina. Pendant de nombreuses années, son désir d’elle, inextinguible, l’a tourmenté. Elle était devenue son obsession, sa source d’inspiration ».

En 1962, à l’âge de 21 ans, le poète était tombé éperdument amoureux de cette artiste peintre de deux ans son aînée. Le couple vécut sa passion dans le tumulte et les tempêtes, une dizaine d’années durant, marquée par une première rupture en 1964, qui laissa Brodsky anéanti au point qu’il fit une tentative de suicide. Les amants se réconcilièrent, entre-temps était né leur fils Andréï, puis une deuxième séparation se produisit en 1968, mais ils se retrouvèrent une fois encore pour se séparer en 1972, et de façon définitive, à la faveur de l’exil.

« La liaison tourmentée puis la douloureuse rupture de Joseph Brodsky et Marina Basmanova fut le plus important et le plus tragique épisode de son existence[10] », affirmait également Liudmila Shtern dans son livre.

Des années après la fin de leur relation, Brodsky écrivit le poème Seven strophes[11] en 1981, sélectionné par l’Académie suédoise du prix Nobel :
  « […]
A ma droite, encore  toi,
à ma gauche, toi et ton soupir 
de houle, toute lovée dans ma spire,
brûlant  murmure à mon côté, c’était toi.
Dans la fenêtre de ténèbres, toi  
comme le tulle frémissant, c’était toi 
étendue dans mon sauvage repaire
une voix te hèle, t’espère.
J’avais presque perdu la vue. 
toi encore, apparue puis disparue,
tu me rendis la vision, sensationnelle,
Ascensionnelle.
[…] »
New Stanzas to Augusta : Poems to M.B, est un recueil de poèmes, composés entre 1962 et 1982, que Brodsky dédia à Marina, malgré dix années de rupture consommée, sa passion toujours vive exhibée à la face du monde.

Il avait lui-même désigné ces Nouvelles Stances comme pièce maîtresse de son œuvre. Brodsky disait que la vie d’un poète est identique à celle des oiseaux, sa biographie est « toute entière contenue dans son chant ».

A l’heure où les œuvres de Brodsky étaient encore bannies dans son pays, certains de ses poèmes circulaient malgré tout sous le manteau, sous forme de samizdat, ainsi que se désignaient les publications clandestines. Les recueils Nouvelles Stances et Vingt Sonnets à Marie Stuart composés en 1974, s’y propagèrent ensemble, dans leur version originale russe, en un seul et même samizdat.

Brodsky était polyvalent, mouvant, métalittéraire, sa poésie caractérisée par l’intertextualité.

« Quand tout est dit, tout dé- puis re-construit, quel genre de poème, de poésie est-ce là ? Partir du classique des classiques puis poursuivre en composant sur la richesse fondamentale que sous-tendent les intertextualités, à la fois traditionnelles et modernes. Son appréhension de Pouchkine par exemple repose sur une variété d’approches de ses aînés du XXe siècle : la désacralisation futuriste de Mayakovsky, le stoïcisme d’Akhmatova pour affronter l’humaine condition, la passion désespérée de Tsvetaeva et sa syntaxe chamboulée, Mandelstam et sa posture rebelle. Cependant le résultat de ce cocktail mêlant passion de dinosaure et cyrilliques, n’appartient indéniablement qu’à Brodsky. Ce n’est ni plus cynique ni moins sincère que le mélange de pornographie et de romanticisme de la Lolita de Nabokov[12] », relevait l’essayiste et professeur de littérature Alexander Zholkovsky, dans son essai Text Counter Text: Rereadings in Russian Literary History.

Remarquable en effet l’apport de l’intertextualité et de l’autobiographie à ses Vingt sonnets à Marie Stuart où surgissent au détour d’un vers Dante, Schiller, Pouchkine, Gogol, Akhmatova. Il convoque Mozart, ou Manet et tant d'autres artistes auxquels il adresse de subtils clins d'oeil. Le poète rend en outre un hommage appuyé à la beauté de Paris. 

Le recueil est né d’une foule de souvenirs d’enfance et de jeunesse qui afflua, pour en dessiner les grandes lignes, alors qu’il se retrouvait devant la statue de Marie Stuart en déambulant, seul, dans le jardin du Luxembourg, à Paris. C’était dans le courant de 1974, il vivait en exil depuis deux ans. Et soudain, tout remontait à la surface, dont son premier coup de foudre.

A huit ans, le petit Joseph Brodsky avait fait une expérience inattendue, indélébile. Il avait été fascinée par la découverte d’une icône à la fois du cinéma allemand et de l’Histoire médiévale, commune à la France, l’Ecosse et l’Angleterre. Le gosse s’était épris de Mary Stuart, reine d'Ecosse pathétique, vue dans un film de l’Allemagne nazie.

Brodsky, dans un essai intitulé Spoils of War, raconta cet épisode juvénile sur ce ton de dérision, entre autres traits d'esprit et d'humour caractéristiques, dont il usait volontiers :

« J’ai un point commun avec Adolf Hitler, Zarah Leander, le grand amour de ma jeunesse. Je ne l’ai vue qu’une seule et unique fois, dans ce qui était célèbre à l’époque sous le titre de Road to the Scaffold, une histoire de Mary, Reine des Ecossais. Je ne me rappelle absolument rien du film si ce n’est une scène dans laquelle la tête d’un jeune page reposait sur les merveilleux genoux de sa reine condamnée.[13] »

La maison d’édition Les Doigts dans la Prose a eu l’idée géniale et généreuse de présenter dans un même livre deux versions françaises des Vingt Sonnets à Marie Stuart, celle de Claude Ernoult et celle André Markowicz, plus les poèmes originaux en russe de Brodsky et la traduction anglaise de Peter France Twenty Sonnets to Mary, Queen of Scots, révisée par l’auteur.

Au premier sonnet, le poète narre sa rencontre fortuite avec la statue de Marie Stuart, oscillant entre le tu d’une douce intimité et le vous dû à une reine, teintée dans la version de Claude Ernoult d’une passagère désinvolture alors que l’émotion due au choc et au reflux des souvenirs, et l’ampleur de sa portée résonnent d'une voix étreinte.
« Les Ecossais, vraiment étaient rustres, Marie,
Car dans leurs clans aux tartans quadrillés, pas un
N’aurait prévu que les écrans te donnent vie
Ni que de ta statue en orne les jardins.

Même le Luxembourg ! J’y fus à la sortie
d’un restaurant, avec les yeux d’un vieux bovin
promenant ça et là sa démarche ahurie
devant des trains tout neufs et les eaux des bassins.

Je Vous ai rencontrée, et, selon la romance
Qui redonne la vie à un cœur trop usé,
J’ai retrouvé mon souffle avec plus de puissance,
Et, suivant les canons classiques du sonnet,
Tout ce qui m’est resté du russe, mon langage,
Je le consacre à célébrer Votre visage. »
 En revanche, la version d’André Markowicz se révèle plus canaille et familière, sa voix est plus extravagante et coquine.
« Les Scots, sont rats, puisque radins.
Quel mac Callum kilté d’un cœur clanique
Eût dit que, star cinématographique,
Tu renaîtrais statue dans le jardin
Du Luxembourg où j’eus désir soudain
De digérer tout seul l’hommage orphique
Payé à ma caboche de bourrique,
Car Polymphème ne crie pas « putain ! » ?...
Que vis-je ? Vous, et vision divine,
Vous qui ressuscitâtes le passé
En l’âme éteinte, je vous ai tressé 
ce qui me reste d’une joie pouchkine,
Et mes sornettes rustres, bien mesquines,
Bruissent pour votre buste et taille fine. »
L’éditeur n’avait pas exagéré son propos en arguant que « la traduction n'est pas seulement une restitution plus ou moins heureuse d'un texte inaccessible, elle est surtout le moment où le traducteur invente une langue dans laquelle l'œuvre originelle vient se glisser pour exister tout entière là, nulle part ailleurs, loin du triste dépit trop souvent exprimé comme une fatalité, par le lecteur ignorant la langue d'origine, que le vin de la traduction est un vin coupé d'eau. Le texte que le lecteur a sous les yeux est un vin miraculeux. Ce qu'il lit en traduction est bien le texte original d'une œuvre qui n'existera jamais pour lui autrement, le seul texte sur lequel il devra compter pour s'enivrer de vin, d'amour et de poésie. Tout traducteur est appelé à se hisser au rang d'auteur pour accomplir cette transformation miraculeuse […] »

Au quatrième sonnet, alors qu’entre-temps les traits de Marina Basmanova se sont confondus avec ceux de Marie Stuart aux yeux du poète, il change sa reine en confidente et lui parle de cette femme de chair qu’il a follement aimée. Dans la langue de Claude Ernoult, le poète évoque cet amour avec délicatesse, bien que le souvenir ravive avec cruauté toute la douleur passée.
« La beauté dont je fus bien plus tard amoureux
Plus que tu n’as jamais aimé Bothwell, je pense,
m’avait frappé par quelques traits de ressemblance,
avec toi. J’y songe et chuchote : «  Mon dieu ! »

Nous n’avons pas non plus formé un couple heureux.
Elle a pris son manteau, elle a pris ses distances
Pour aller quelque part vivre son existence.
Une ligne fatale était devant mes yeux. 
[…] »
Fidèle au parti pris de s’éloigner davantage de l’original,- Baudelaire s'invite même dans un des sonnets où il n’avait rien à faire, a priori seulement - André Markovicz rend son Brodsky plus théâtral, shakespearien, à la douleur amère, gouailleuse, et à l’alcool mauvais sans doute, plein d’une agressivité qui affleure avec régularité.
« Une beauté qu’en mon plus tendre aage
j’aimais plus fort que tu aimas Bothwell
te ressemblait – de l’extérieur (« Oh Ciel ! »
en me ramentevant son doux visage 
dis-je instinctivement). Ce fut la rage et
la douleur.  – (Et toi, c’était du miel ?)
Elle eut un mackintosch et prit le large,
Et longuement repu de démentiel,
J’abandonnai mon lare aborigène.
[…] »
Dans cet ouvrage passionnant, l’intertextualité de Brodsky est en conséquence poussée à l’extrême des langues, se mêlant à celle même des traducteurs et se goûte en quatre manières magistrales, portées par quatre voix bien distinctes pour ne restituer que celle du grand poète russe. Singulièrement, il est presque permis d’entendre son chant en canon multilingue.

Au milieu du chœur, sur le mode de la parodie, le pastiche de quelques vers du célèbre poème de Pouchkine « Je vous aimais… [14]» se reconnaît dans le sixième sonnet et prête à sourire, dans la version anglaise de Peter France comme dans la française d’André Markovicz. Se déguste donc ici tout l’esprit des poètes-traducteurs qui n'auront finalement pas tant trahi celui de Brodsky:
” I loved you. And my love of you (it’s seems,
it’s only pain) still stabs me through the brains.
The whole thing’s shattered into smithereens.
I tried to shoot myself, using a gun
Is not that simple. And the temples : which one,
The right or the left ? Reflection, not the twitching,
Kept from acting […][15] ”

«“Je vous aimais, et cet amour…” (peut-être
un mal au crâne) embrouille mon cerveau.
tout s’est carapaté par monts et vaux.
j’ai pris un pistolet, mais disparaître
Pose un terrible dilemme temporel :
il faut tirer à droite ? 
à gauche ?...L’on s’empêtre
A réfléchir. »
[1] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus 
[2] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[3]  In Brodsky, A literary life, Lev Losev, Yale University, 2011
[4] In Less Than One, selected essays, Penguin modern classics, 1986
[5] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[6] « Mon corps gisait, mort, au désert
Lorsque la voix de Dieu me lança son appel :
Prophète, lève-toi, sache voir et entendre
Et, tout rempli de mon vouloir,
Parcours les terres et les mers,
Brûlant les cœurs au feu de ma Parole. »
Derniers vers du poème d’Alexandre Pouchkine écrit en 1826. Traduit du russe par Louis Martinez, in Poésies, Nrf, Poésie/Gallimard, 1994
[7] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[8] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[9] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[10] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[11] It was you, on my right,
on my left, with your heated
sighs, who molded my helix,
whispering at my side.
It was you by that black
window's trembling tulle pattern
who laid in my raw cavern
a voice calling you back.
I was practically blind.
You, appearing, then hiding,
gave me my sight and heightened
it. In Collected Poems in  English, Joseph Brodsky, Farrar, Straus and Giroux, 2000, Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[12] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[13] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus. In Spoils of War, in  On Grief  and Reason : Essays, Penguin Mondern Classics, 2011
[14] « Je vous aimais: il se peut que l’amour
ne soit pas pleinement consumé dans mon âme ;
qu’à tout le moins, il ne vous pèse en rien ;
je n’entends pas vous causer de chagrin. […]» - Alexandre Pouchkine, 1829. Traduit du russe par Louis Martinez, in Poésies, Nrf, Poésie/Gallimard, 1994
[15] “ I loved you [once]; love still, perhaps,
In my soul is extinguished not completely;
But let it not disturb you any more;
I do not want to sadden you by anything […]” – Alexander Pushkin, 1829. In Text Counter Text: Rereadings in Russian Literary History, Alexander Zholkovsky, Standford University Press, 1994


Vingt Sonnets à Marie Stuart, Joseph Brodsky, trad. Claude Ernoult et André Markowicz, Twenty Sonnets to Mary, Queen of Scots, trad. Peter France (Ed. Les Doigts dans la Prose)

Conte immoral en trois parties

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 Hic clavis, alias porta (La clé est ici, la porte ailleurs) -  1871 - Victor Hugo 
Dès les premières lignes du deuxième roman de François Blistène, Le Passé imposé, il ne fait aucun doute que le personnage auprès duquel le narrateur nous introduit, Philippe Pontagnier, dont le prénom vite oublié rejaillira une fois à l’occasion d’un coup de théâtre quasi-fantastique, est un psychopathe. 

Personnalité caractérisée d’emblée par un dégoût du monde obsessionnel qui oriente en tout point sa vie, Pontagnier s’est bâti, à la mort de ses parents qui le laissa de marbre, un univers clos planté au cœur d’une forêt, elle-même cernée de hauts remparts de pierre qu’il a fait ériger. Dans la vaste demeure digne d’un château d’épouvante des contes pour enfants dont il hérite à dix-neuf ans, doté d'une solide fortune, l’orphelin bannit toute forme de progrès de son existence, télévision et radio au premier chef. 

Pleinement comblé par sa propre compagnie, la présence des autres est impérativement exclue. Il mène une vie studieuse, à l'abri d'une bibliothèque remplie d’ouvrages choisis avec minutie, n’écoute que de la musique classique, ne lit pas les journaux, s'est débarrassé de l'infâme collection de Paris-Match de ses parents, se soumet à un ascétisme exemplaire, s’en tient au plan de rigueur qu’il a lui-même établi à contre-courant de la vie qu’avait menée son père et sa mère, un couple de viveurs.  

« […] ses besoins sexuels s’étaient limités à l’entretien des bourses : il se bornait à rendre visite au bordel dont son père était client, où il perdit pucelage et sentimentalisme. »

Les années s’écoulèrent ainsi dans la solitude gratifiante qu’il avait choisie quand  « il se rappela qu’il pouvait vieillir » et « songea à prendre femme ».

« Une épouse, c’était un moyen, une fabrique à enfants pour perpétuer le nom de Pontagnier. »

La narration de François Blistène se tient sans cesse à distance de ses personnages et de leurs actes comme pour mieux les jauger tous alors que la présence de l’auteur elle-même ne s’oublie en revanche jamais d’autant qu’il lui arrive parfois de la rappeler avec une surprenante insistance.

Tour à tour narquois, fort drôle ou caustique, il paraît clair que l’auteur refuse toute complicité avec Pontagnier, pas plus qu’avec son épouse Gisèle et sa progéniture. Il n’éprouve aucune empathie pour ses victimes et leurs affres dont il livre le récit captivant, sous forme de conte immoral en trois parties.
« Gisèle se révéla d’une soumission sans faille et d’une abnégation presque inhumaine.  Avant de prendre époux, elle avait longtemps hésité à entrer en religion et au couvent, ce qui va de pair. Mais les hormones l’emportèrent, et elle résolut d’enfanter. Elle aimait Dieu, mais son indifférence envers elle-même, rejoignait presque le mépris que portait Pontagnier à ses congénères.»
Elle lui donne ainsi trois enfants, Marguerite, Laure et Vincent. Toute la famille est soumise à la volonté dictatoriale du père qui interdit tout rapport avec le monde extérieur, organise la vie sous le toit familial de façon à rester le plus indépendant possible du dehors.

Le gai château - 1847 - Victor Hugo
Devenu amplement misanthrope, il s’emploie personnellement à leur éducation, imposée à un niveau ultra-exigeant. Le maître encadre chacun avec une froide autorité, sans la moindre marque de tendresse ni d’affection, sans geste de violence qui ne soit justifié. Il n’hésite pas à inventer et décrire une réalité extérieure effrayante afin de contenir toute velléité d’évasion parmi ses enfants et de maintenir l’ordre tel qu’il l’avait décidé et partant, sa tranquillité d’esprit.

Gisèle disparaît bientôt de la circulation et gît, depuis un accident cardiaque qui n’émut guère son entourage, comme un gros légume planté au beau milieu d’une chambre triste. Seul de facto pour éduquer les enfants, Pontagnier applique son plan qui vise la perfection, tandis que les enfants grandissent. La lignée de Pontagnier qu’il fabrique sera exemplaire, sa famille se doit d’être exceptionnelle. En cela, son succès est garanti mais très éloigné de celui qu’il avait envisagé.

Les choses se compliquent à l’amorce des années d’adolescence. Une foule de situations inattendues se présente, certaines cocasses, d’autres dramatiques auxquelles Pontagnier n’avait jamais songé et auxquelles il ne sait répondre en raison de l’isolement qu’il maintient avec la fermeté d’un tyran. L’effet boomerang ne saurait tarder. A chaque nouveau problème, la résolution dépend d’une ouverture de la maison sur l’extérieur. Le geôlier ne saurait l’accepter à moins d’admettre la défaite de son projet, l’échec de sa vie.

Pourtant les hormones travaillent l’esprit et le corps des jeunes de nécessités naturelles et de rêves insensés, la connaissance acquise en appelle toujours davantage, les questions exigent des réponses qui se trouvent ailleurs. Le père lui-même sait qu’il a atteint ses propres limites à l’enseignement qu’il entend prodiguer. Il s’enfonce dans ses contradictions, pris dans un dilemme dont il ne peut s’extirper.

S’il veut faire de ses enfants des êtres sophistiqués en tout point, de parfaits mélomanes, des esprits supérieurs et cultivés, ils doivent apprendre la musique et aussi les langues étrangères entre autres disciplines qu'il ne saurait enseigner. De fait, pour éviter leur sortie, il devient nécessaire de faire entrer dans la maison un étranger pour assurer le rôle de précepteur. La présence bienveillante, presque magique du vieux professeur Kuntz, fait l’effet d’une fenêtre potentiellement ouverte sur le monde dont les captifs deviennent chaque jour un peu plus curieux.
« Il ne fallait rien attendre de lui. Mais il n’irait pas contre eux. »
L’idée de l’évasion finit par s’imposer, devient une obsession, le complot gagne en vigueur. Ironie du sort, ils veulent vivre à contre-courant de la vie qu’entend mener le patriarche comme lui-même avait voulu une existence contraire à celle de ses parents défunts. Les trois jeunes mettent petit à petit au point leur plan de fuite. L'opération très risquée pourrait leur coûter très cher en cas d'échec.
« Comme disait Brutus, en latin de surcroît, conspirer est une pratique qui nécessite moult qualités : sang-froid, rigueur, sens de l’observation, silence et détermination. Le complot ne permet pas l’échec — cohortes de corps fusillés et de têtes guillotinées l’ont appris à leurs immenses dépens. La précision doit être totale. Le trio avait un atout maître pour mener à bien son entreprise : le temps. »
 De ce huis-clos à l’atmosphère viciée, étouffante, perverse, les trois gamins parviennent à s’échapper et découvrent enfin la liberté et l'immensité du monde pour en jouir pleinement. A un bémol près qu'ils ignorent. La mort leur colle aux trousses.

Benjamin, le philosophe au pays des voix

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Date et auteur non identifiés

Il était une fois un célèbre métaphysicien, nommé Walter Benjamin, qui s’était aventuré « au pays des voix »…

Du début 1927 à la fin de 1932, Benjamin avait en effet un bureau dans les locaux de la radio de Francfort, un moyen de communication tout neuf, où il s’affairait à la production de programmes insolites, d’une modernité remarquable pour l’époque. Paradoxalement, il était peu enclin à l’ébruiter, n’en faisait pas la réclame.

Il semblait trouver ses « nébuleuses affaires radiophoniques » guère reluisantes et très peu « utiles », alors même qu’il détestait l’utilité et que ce médium entrait précisément dans le cadre de sa réflexion déjà amorcée sur la reproductibilité technique, à travers la pratique de la communication de masse comme la photographie et le cinéma. 

Il considérait ses programmes radiophoniques, non sans un certain dédain, comme des activités essentiellement alimentaires, en tout cas d’après ce qu'il en disait à son ami Gershom Scholem. Selon l’autre ami de poids, le philosophe Théodor W. Adorno, ce furent pourtant les rares années « à peu près sans soucis » financiers qu’aient jamais connu  Benjamin.

Les éditions Christian Bourgois dans la collection Titres, avaient exhumé en 1987 et traduit, Trois pièces radiophoniques, des Hörmodellequi auraient dû s’entendre comme des « maquettes radiophoniques » ou « modèles radiophoniques » en français, soit un « titre malheureux » en raison d’une erreur de l’édition allemande, précise Bruno Tackels, dans sa remarquable biographie Walter BenjaminUne vie dans les textes (Actes Sud, 2009).

En revanche, le recueil Lumières pour enfants (Ed. Christian Bourgois, Titres, 1988, réédité en 2011), présente bien une série de Hörspiele, pièces radiophoniques créées par Benjamin. Adressées aux petits Allemands, elles faisaient partie du fonds littéraire que, la mort dans l’âme, Walter Benjamin, fuyant les nazis, avait abandonné derrière lui dans son appartement parisien en 1940 et sur lequel la Gestapo avait fait main basse. Selon Scholem, les documents de Benjamin furent sauvés de la destruction par un heureux hasard qui les avait placés dans des paquets d’archives qui voyagèrent jusqu’en Russie où ils se chargèrent de poussière pendant une quinzaine d’années avant leur rapatriement en 1960,  aux archives de Postdam, en RDA.

Philippe Baudouin, auteur en 2009 d’un ouvrage intitulé Au microphone, Dr Walter Benjamin : Walter Benjamin et la création radiophonique (1929-1933) (Ed. La Maison des sciences de l’Homme), est retourné fouiner dans les archives de Berlin d’où il a rapporté d’autres textes inédits en français — dont Bruno Tackels faisait d’ailleurs mention dans sa biographie — et, avec Philippe Ivernel pour la cruciale traduction, les a réunis en un recueil intitulé Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, publié cette année aux éditions Allia.

Philosophe de formation, aujourd’hui réalisateur d’émissions pour France Culture, Philippe Baudouin a rédigé une préface concise et éclairante où il explique que Walter Benjamin avait conçu près de quatre-vingt-dix émissions en l’espace de cinq ans et inventé des genres d’émissions bien distincts et spécifiques que sont les Hörmodelle, modèles ou maquettes radiophoniques, évoqués par Bruno Tackels, qui appartenaient à « un type de construction scientifique ou expérimentale » fondé sur des situations ancrées dans la réalité quotidienne et adulte alors que, les Hörspiele, les pièces radiophoniques, étaient pour la plupart des fictions qui s’adressaient plus spécialement aux enfants.

« Les énoncés qu’un enfant forge dans le jeu à partir des mots [qui lui sont donnés au préalable] ont plus de parenté avec ceux des textes sacrés qu’avec le langage courant des adultes », avait réalisé depuis quelque temps Benjamin. Il le redira autrement, dans Vue perspective sur le livre d’enfant, dans l'extravagant et non moins délicieux Je déballe ma bibliothèque: 
« Drapé de toutes les couleurs qu’il saisit dans sa lecture et dans sa vision, [l’enfant] est là au beau milieu d’une mascarade et y participe. En lisant — car les mots se retrouvent aussi à ce bal masqué, ils sont de la partie et tourbillonnent, flocons de neige sonores, en s’entremêlant. « Prince est un mot ceint d’une étoile », a dit un garçon de sept ans. Les enfants quand ils imaginent des histoires, se comportent en metteurs en scène qui ne se laissent pas censurer par le « sens ». On peut en faire l’épreuve très facilement. Si on indique quatre ou cinq vocables déterminés, qu’on les rassemble vite en une courte phrase, la prose la plus étonnante viendra au jour : non pas une vue perspective sur le livre d’enfants, mais des panneaux indicateurs y menant. Voilà que d’un seul coup les mots se jettent dans un costume, et en un tournemain sont impliqués dans des combats, dans des scènes d’amour, ou dans des bagarres. C’est ainsi que les enfants écrivent leurs textes mais aussi qu’ils les lisent. »
Dans un époustouflant texte d’hommage à Walter Benjamin, le philosophe, spécialiste de la kabbale et la mystique juive, Gershom Scholem, son ami intime depuis 1913, rappelait que c’était « un des traits principaux de son être que d’avoir été attiré toute sa vie, avec une force précisément magique, par le monde de l’enfant et par l’essence de l’enfance. Ce monde constitua un des objets les plus durables et les plus tenaces de sa réflexion et tout ce qu'il a écrit là-dessus relève de ses réussites les plus achevées ».

Ainsi, il n’est sans doute pas inutile de souligner qu’à cette période Benjamin œuvrait déjà à son récit autobiographique Enfance berlinoiseconsidéré par Scholem comme sa « prestation la plus achevée » au côté de ses Allemands.
« ‘Les textes’ de Benjamin sont, au plein sens du mot, ‘tissés’ […] Dans ses meilleurs travaux, la langue allemande est d’un achèvement qui coupe le souffle au lecteur. Elle doit son achèvement à l’union extrêmement rare d’une abstraction très élevée avec une plénitude sensible et une diction plastique. »
Ce sont donc cinq pièces de ce « théâtre invisible » signées Walter Benjamin, marquées de l’influence du dramaturge et ami Bertolt Brecht, que nous donne à découvrir ce nouveau recueil. 

Deux causeries pédagogiques pour les jeunes Le Cœur froid, adaptation du conte de Wilhelm Hauff (XIXe siècle) et Charivari autour de Kasperl, inspiré du théâtre de marionnettes allemand, et « seule émission radiophonique de Benjamin à avoir été conservée comme archive sonore, fut-ce sous forme fragmentaire », précise Philippe Baudouin. 

Ce qui signifie aussi que pour l’heure, la voix du grand penseur qui interprétait certains personnages de ses programmes, demeure inconnue malgré de nombreuses écoutes attentives d’enregistrements d’archives pour tenter de la localiser parmi les intervenants. Stéphane Hessel dont le père Franz avait collaboré avec Benjamin, a bien cru une fois à l’écoute d’un programme reconnaître sa voix qu’il avait entendue dans son enfance, mais elle n’a jamais été officiellement authentifiée et le doute reste entier.

Deux autres pièces du recueil, elles, s’adressent à un public adulte, Ce que les Allemands lisaient à l’époque où leurs auteurs classiques écrivaient où l’on perçoit la tentation chez Benjamin de diffuser, non sans malice, une certaine matière politique et littéraire à penser de façon plus excentrique et critique, à questionner en continu la culture populaire, à chercher l’interaction avec l'auditeur avant l'heure. Benjamin, le visionnaire, anticipait la radio telle qu’elle n'apparaîtra qu'à la fin du XXe siècle.

Quant à la cinquième pièce du recueil de Philippe Baudouin, intitulée Lichtenberg. Un aperçu et qui d’ailleurs, selon Bruno Tackels, n’a jamais été diffusée, elle fait littéralement figure d’OVNI dans la production du philosophe allemand, où il met en scène des extra-terrestres observant d’un œil critique le comportement des humains. Philippe Baudouin relève judicieusement que La Guerre des Mondesd’Orson Welles ne sera« mise en ondes » que cinq plus tard.

Enfin, dans le modèle radiophonique Une augmentation de salaire ?! Où avez-vous donc la tête ?, on reconnaît le Benjamin porté vers les analyses de critique sociale. Son collaborateur sur ces programmes radiophoniques, Wolfgang Zucker, a livré bien des années plus tard, en 1972, un texte de souvenirs que Philippe Baudouin a eu la riche idée d’ajouter au recueil, car il constitue à la fois un précieux témoignage sur l’aventure radiophonique proprement dite mais aussi un portrait de Benjamin qui diffère de tous ceux que ses vieux amis ont pu peindre de lui.

Il s’agit du portrait dressé par un collègue, sans affect ni rapport d’intimité qui tendent souvent à agir comme des verres magnifiant, et qui permet ainsi d’appréhender une face cachée, inconnue, du penseur. Wolfgang Zucker, au premier contact, avait eu l’impression d’être examiné par un « instituteur de village démodé appartenant à un temps révolu ».

Après l’avoir à son tour bien observé, Zucker a jugé que « l’image que Benjamin donnait de lui était intentionnelle. Il ne voulait pas avoir l’air d’un écrivain professionnel. Ainsi, se faisait-il passer, avec une sorte de snobisme bouffon, pour un 'patriarche' solennel, — plus âgé que ses trente-sept ans, plus lent et plus circonspect que ce n’eût correspondu à son intelligence aiguë et rapide, et plus conservateur en apparence que ses interlocuteurs libéraux. On pouvait le dire, sinon gros, du moins 'corpulent' […] »

C’est magnifique en vérité, Benjamin jouait la comédie afin d’entrer dans ce rôle qui lui faisait gagner sa vie, au point de se transformer, de se déguiser presque dès qu’il se trouvait à travailler dans les locaux de la radio de Francfort !

Quant aux modèles radiophoniques, selon Zucker,« Benjamin disait donc vouloir utiliser le nouveau médium de la radio pour apprendre aux auditeurs certaines techniques de comportement pratique dans les situations conflictuelles typiques de la vie moderne ». Il prêchait en faveur de la réflexion, l’intelligence et la pensée pour résoudre les conflits potentiels, la résolution pacifique plutôt que l’agression.

Zucker se souvint aussi que le modèle radio de la demande d’augmentation de salaire mettant en scène un monsieur Lhésitant qui n’obtenait rien de son employeur et un monsieur Levif qui, lui, obtenait gain de cause, avait été mal accueilli et provoqué un certain raffut à différents niveaux. Ils croulaient sous le courrier de lecteurs offusqués. « La critique la plus acérée, toutefois, était d’ordre idéologico-politique : quelques responsables syndicaux protestèrent contre un contournement, soi-disant proposé dans le modèle radiophonique, des négociations de salaires collectives et des accords tarifaires adoptés », soulignait Zucker.

Le leader nazi Adolf Hitler à la radio allemande le 1er février 1933 - Auteur non identifié

Benjamin avait alors tenu à expliquer à son collègue où il se situait politiquement, moralement, professionnellement :

« Il comprenait bien, me dit-il, que la question sur sa position politique était importante pour moi, et même nécessaire pour notre travail en commun. Non, il n’était pas communiste, et pas marxiste non plus. Cependant, poursuivit-il, sa tâche d’écrivain, à ses yeux, consistait à prouver le mensonge et la fragilité de la société bourgeoise et à accélérer de ce fait son effondrement. Mais la forme que l’avenir politique prendrait, il ne pourrait la montrer qu’après la libération hors des rets de la fausse conscience. »

C’est la typique illustration du génie métaphysique de Benjamin qui s’exprimait, selon Scholem, « principalement dans deux directions, qui se compénètrent toujours davantage dans son travail : la philosophie du langage et la philosophie de l’histoire. L’une le conduisit,  de plus en plus fortement, vers des analyses de critique littéraire et l’autre, de plus en plus fortement aussi, vers des analyses de critique sociale ».

Selon Bruno Tackels, aux yeux de Benjamin, il s’agissait désormais de « reprendre et transformer les données du savoir à transmettre, du point de vue de la vulgarisation. Celle-ci n’est plus seconde ou secondaire, mais elle devient le moteur de la pensée, au point de donner aux auditeurs 'la certitude que leur propre intérêt possède une valeur réelle pour le sujet traité'. Une inversion qui change tout. Révolutionnaire, conclut Benjamin, qui fait du public un centre actif capable d’agir sur la science. Et non plus l’inverse. »

Le recueil des Ecrits radiophoniques est en outre enrichi d’un chapitre qui déploie un aperçu fragmentaire de la théorie de la radio telle qu’elle s’inscrivait alors dans l’esprit de Benjamin dont un entretien de 1929 avec son ami Ernst Schoen, musicien et directeur des programmes de la radio de Francfort, également attentif aux travaux de Brecht, qui figurait dans le premier ouvrage de Philippe Baudouin dans une traduction de Marianne  Beauviche, ainsi que des extraits inédits en français de leur correspondance, auxquels s’ajoute un texte d’importance faisant un parallèle entre Théâtre et Radio, sur le contrôle mutuel de leur travail éducatif, traduit par Philippe Ivernel et publié pour la première fois en français dans Walter Benjamin, Essais sur Brecht (La Fabrique, 2003).

Dans sa grande clairvoyance, en conclusion de ce texte, Benjamin mettait en exergue le fait que « la radio, à laquelle incombe tout particulièrement de recourir à un patrimoine culturel ancien, le fera aussi de la manière la plus propice dans des adaptations correspondant non seulement à la technique mais également aux exigences d’un public qui est contemporain de sa technique. C’est seulement ainsi que l’appareil sera délivré du nimbe d’une 'gigantesque entreprise de culture populaire' (comme dit Schoen) pour être réduit à un format digne de l’homme ».

Dans la forme même des maquettes radiophoniques, Benjamin se mettait « dans les pas des pièces didactiques de Brecht, précise Bruno Tackels dans sa biographie, tout en se méfiant des risques de dérive moraliste ». En réalité, il voyait bien au-delà des intentions de Brecht visant l’éveil des consciences politiques et de confrontation des idéologies.

Hannah Arendt, dans un admirable texte d’hommage à Benjamin, avait souligné l’hostilité de Scholem et Adorno à l’égard de « l’influence désastreuse » de Brecht sur leur camarade.

« Adorno parce qu’il lui imputait l’utilisation nettement adialectique par Benjamin de catégories marxistes, Scholem parce qu’il y discernait le risque d’une rupture déterminée avec la métaphysique et le judaïsme. »

Partie d'échecs entre Bertolt Brecht et Walter Benjamin - Eté 1934 (c) Akademie der Künste,
Archives Bertolt Brecht
Benjamin argua, outre l’importance d’une profonde amitié, que son « accord avec la production de Brecht » représentait « l’un des points les plus importants et les plus stratégiques de toute [sa] position » dans le cadre de ses propres recherches et qu'il s'y tiendrait.

L’esprit libre ne s'en laisse jamais conter et reste maître de sa conduite. Après tout, n'était-ce pas le propos de ses maquettes radiophoniques, monsieur Levif ?  Avant-gardistes et subversives à l'époque, bel et bien les ancêtres des radios libres auxquelles elles auront ouvert la voix en somme. A bon entendeur, salut !

Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, textes choisis par Philippe Baudouin, traduit par Philippe Ivernel (Ed. Allia, 2014)
Walter Benjamin Une vie dans les textes, Bruno Tackels (Ed. Actes sud, 2009)
Lumières pour enfantsWalter Benjamin ,Texte établi par Rolf Tiedemann, traduit par Sylvie Muller (Ed. Christian Bourgois, Titres, 2011)
Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Benjamin et son ange, Gershom Scholem, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Walter Benjamin 1892 - 1940, Hannah Arendt, traduit par Agnès Oppenheimer-Faure (Ed. Allia, 2010)



Bacon et les métamorphoses de l’image

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Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin
Ce texte a été publié pour la première fois en janvier 2011 dansle numéro 1 de A La Dérive, revue en ligne fondée par Alain Giorgetti

Le peintre irlandais Francis Bacon n’aimait pas les paysages. Ils ne l’intéressaient pas. Les images qui seules savaient captiver son attention parlaient toutes de la figure, sa principale préoccupation. Figure en anglais, outre le chiffre, signifie à la fois la forme, la silhouette, l’apparence, le personnage, la personnalité, l’être, mais aussi l’image, la statue, la représentation, la métaphore, la figure de rhétorique ; l’origine latine du mot figura désignait aussi les choses façonnées. Qu’il s’agisse de portraits ou d’attitudes capturées dans l’instant, par la peinture, la sculpture ou la photographie, aux yeux de Bacon l’essentiel était  « toujours de parvenir à ce qui ne cesse de se transformer », de pouvoir envisager les métamorphoses de la figure au détour des siennes mêmes qu’elles stimulaient.
« Ce n'est pas tant l'image qui compte que ce que vous en faites et ce que certaines images aussi produisent comme effets sur d'autres images, je crois que chaque image, chaque chose qu'on voit, change notre façon de voir les autres choses. Il y a un effet de changement permanent qui se produit en moi, certaines images, et peut-être même tout ce que je vois, peuvent modifier imperceptiblement tout le reste. Il y a une sorte d'influence de l'image sur l'image. C'est très mystérieux, mais je suis sûr que cela se produit. »
Le peintre peignait l’écho de son monde intérieur auquel il restait profondément attentif. Il n’a jamais eu la prétention de livrer un quelconque message métaphysique, universel. Non. Il avait eu à cœur de s’exprimer en tête-à-tête avec lui-même, inépuisable source de peinture, sans se préoccuper de ce que le reste du monde pouvait éventuellement en attendre.

« Je fais de la peinture pour moi-même », insistait-il, « c'est un hasard si ce que je fais intéresse les autres. Je suis très heureux que ça puisse arriver bien sûr. Mais je crois qu'on ne sait jamais ce qui va intéresser les autres, moi, je ne peux pas le prévoir, ce n'est pas du tout par rapport à cela que je travaille ! »

Il avait raison. Nous ignorons tout de la portée de nos actes, la puissance de leurs impacts, des destins qu’ils fomentent. Ainsi, à plusieurs siècles de là, Velasquez peignait le portrait du pape Innocent X sans soupçonner une seule seconde que sa peinture encore toute fraîche puisse porter potentiellement en elle plusieurs œuvres maîtresses d’un peintre qui n’était pas encore né et que sa toile deviendrait pour lui une véritable obsession.
« J'ai été hanté par cette œuvre, par les reproductions que j'en ai vues. C'est un portrait tellement extraordinaire. Alors j'ai voulu faire quelque chose à partir de là [...] j'ai été bouleversé par cette toile, et j'ai été comme poussé  à réaliser ce que j'ai fait. J'avais ressenti une grande excitation devant cette image. Malheureusement je ne suis pas parvenu à un résultat satisfaisant. »
Mais sans la découverte de la peinture de Pablo Picasso, Francis Bacon serait-il devenu peintre ou du moins le peintre que nous connaissons ? Il n’aurait su le dire lui-même sans se tromper. En revanche, il était certain que son rapport au monde en avait été modifié à jamais. 
« Des images font éclater l'ancien cadre et rien alors n'est plus comme avant. »
Les tableaux de Picasso l’avaient envoûté, avaient œuvré à sa profonde métamorphose.                     
« Certaines œuvres de Picasso n'ont pas seulement débloqué des images pour moi, mais aussi des façons de penser, et  même des façons  de se comporter. Cela s'est produit rarement, mais cela m'est arrivé. Ca cassait quelque chose en moi, vous comprenez, mais pour que quelque chose d'autre apparaisse. » 
La peinture était le langage qu’il avait instinctivement reconnu sien pour crier toute la profondeur de son désespoir sur la toile, plantée au beau milieu de son « tas de compost », dans le silence et la solitude de son atelier londonien, dont la sonnette ne fonctionna jamais. A dessein.

Selon Michel Archimbaud, Bacon était parvenu « à donner forme à ce manque d'être dont il était fait. A la déliquescence, à ce qui se vide, s'effondre, s'altère, se putréfie, ne cesse de saigner, de suinter, de souffrir, il opposa la contrainte du cadre, la rigueur de l'expression, l'obstination du désespoir. Il ne chercha pas à édulcorer, à atténuer, il fit front, plongea au plus profond et de sa plongée rapporta des abysses des monstres effrayants, des espèces dont on soupçonnait l'existence, mais que personne avant lui n'avait jamais encore révélées. »


Study for the Nurse in the Battleship Potemkin - 1957 - Francis Bacon
Certaines images du cinéma ont eu également un rôle à jouer dans son art, dont celles du Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein qui fut pour lui un choc. Sa célèbre scène du landau dévalant les escaliers alors que la nourrice à l’œil crevé d’un coup de sabre derrière ses lunettes, pousse un cri d’horreur de toute sa bouche muette le marqua à tout jamais. Cette bouche, ce cri d'horreur silencieux se retrouveront sur les traits de son Etude d’après le portrait du pape Innocent X par Velasquez (1953) métamorphosant résolument la pause de sérénité quasi céleste du portrait original, en extraordinaire épouvante plastique.

« J’ai toujours été très ému par les mouvements et la forme de la bouche et des dents. J’aime, pourrait-on dire, le luisant et la couleur de la bouche. J’ai toujours espéré dans un sens parvenir à peindre la bouche comme Monet peignait un coucher de soleil. Mais je n’ai jamais réussi », avait-il confié à David Sylvester.

D’autres bouches ont fasciné le peintre - comme celle de la mère hurlant dans Le Massacre des innocents de Nicolas Poussin ou celle du Christ dans le retable de la Crucifixion de Grünwald - lui ayant inspiré les nombreux cris dont son œuvre est jalonnée.

« Je veux peindre le cri, plutôt que l’horreur » qui l'inspire, affirmait-il. Il s’agissait alors pour lui, qui se qualifiait volontiers d’« optimiste désespéré », de se concentrer davantage sur la métamorphose des traits produite par le spectacle de l’horreur, sur la transfiguration de l’être par le drame, puisque le cri, le hurlement le porte déjà en soi tout entier, en témoigne avec éloquence, l’affirme en même temps qu’il le rejette, le dénonce, lutte contre son ignominie, contre la menace de perte et de mort.

La photographie aussi le subjuguait, mais Bacon ne la respectait pourtant pas en tant qu’art, elle était surtout devenue un outil à part entière de sa machinerie technique. Il avait, par exemple, acquis à Paris un livre scientifique sur les maladies de la bouche qu’il avait étudié et qui l’avait « énormément intéressé ».
« On ne sait jamais d'ailleurs ce qu'une image produit en vous. Elles entrent dans le cerveau, et puis après on ne sait pas comment c'est assimilé, digéré. Elles sont transformées, on ne sait pas comment. »
La photo était indispensable à sa méthode de travail au point de commander à des photographes des portraits de ses amis proches, à l’instar d’Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne et de Lucian Freud, dont il extrayait tel un vampire les forces vitales, la substantifique moelle des sujets tout en jouissant librement d’une immédiateté, salutaire et solitaire, autorisant les déformations contingentes. Les images photographiques servaient, disait-il, d« aide-mémoire » lui permettant de « préciser certains traits, certains détails.»

Il n’était pas seulement sensible à ce que véhiculait l’image mais était aussi attentif à l’état proprement dit de la photographie, à l’histoire propre au cliché, à la rayure près, susceptible d’influencer le cours même de sa peinture.« N’oubliez pas que je vois tout » avait souligné Bacon auprès de Sylvester.

Lors d’une conférence que ce dernier consacra au peintre en 2001, le critique d’art avait émis l’hypothèse que ce goût pour la photographie pouvait en outre s’expliquer plus prosaïquement par le fait qu’elle permettait mieux à l’autodidacte qu’était Bacon la conceptualisation directe de l’image en deux dimensions, que s’il lui avait fallu le faire par l’observation d’un modèle.

La photographie présentait à ses yeux l’avantage d’avoir d’ores et déjà exécuté l’essentielle conversion, et lui permettait bien de percevoir « plus immédiatement la réalité».

« C'est en regardant que l'on apprend. C'est cela qu'il faut faire », affirmait Bacon.

Il avait longuement analysé des reproductions photographiques d’œuvres de Rembrandt, Chardin, Degas, Soutine, Michel-Ange qui recouvraient, en même temps qu’une épaisse couche de peinture, les murs de l’atelier au sol jonché de magazines, de livres et d’images. Y étaient également accrochées des séries photographiques qu’Eadweard Muybridge avait consacrées à l’analyse du mouvement et dont certaines toiles de Bacon portent subtilement l’empreinte. Bien moins profonde que pour celles de Vladimir Velickovic dans lesquelles se reconnaît prodigieusement « l’influence » de Muybridge mais aussi dans une certaine mesure celle du peintre irlandais pour ce qui relève de sa palette.

« J’ai connu Velickovic. Il m’avait demandé à une époque de lui acheter un Muybridge parce qu’il avait perdu celui qu’il avait et qu’il n’en retrouvait pas à Paris, se souvint-il, je lui en ai obtenu un. C’est un homme charmant, mais je ne pense pas que je l’ai influencé. Peut-être un peu, mais son travail s’est inspiré plutôt des photos de Muybridge ».

En réalité, le terme d’influence ne lui convenait pas tout à fait, ne le considérant peut-être pas suffisamment puissant pour traduire l’impact métamorphosant auquel il croyait et qui réduisait par trop à un simple réceptacle l’artiste qui en réalité accueille le changement par une aptitude active, en un processus régénérant. 


Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin

Aussi, préférait-il y entendre  « quelque chose comme ce phénomène de l'éponge qui absorbe tout » traduisant davantage l’idée d’une nature disposée à se nourrir de la création, à s’en imbiber au point de se muer en nouveau vecteur de création, de livrer tout autre chose au monde. Et à son tour, de métamorphoser l’existence de jeunes gens, à l’instar d’un Douglas Gordon et d’un Damien Hirst artistes devenus, qui savent devoir leur chemin à la révélation Bacon.

Lui, en revenait toujours à l’impact de la peinture de Picasso sur son être et qu’il peinait à définir sachant que le peintre de Malaga lui avait en fait ouvert plus que les yeux mais bien l’esprit, avait engendré une intense révélation.
« Disons peut-être que Picasso m'a aidé à voir... Non, à voir, ce n'est même pas ça, quoi qu'il en soit je l'admirais énormément. Pour moi, c'était le génie du siècle. » 
Bacon trouvait en particulier magnifiques les eaux-fortes et les dessins réalisés par Picassopour illustrer une édition du roman deBalzac  Le Chef-d’œuvre inconnu qui représentaient, selon lui, « un bon exemple de ces influences qu’on peut subir, qui vous font réfléchir et qui produisent d’autres œuvres ».

Il avait aussi lui-même puisé de la matière créatrice en poésie et en littérature. Il vouait une profonde admiration à William Shakespeare auquel il revenait toujours, à son Macbeth en particulier dont les vers de la dernière grande tirade « sur la mort et la fugacité de la vie, le temps qui passe et qui n’a plus aucune signification » lui paraissaient  extraordinaires.

L’Orestie d’Eschyle avait produit sur lui un semblable choc, à l'instar de la poésie de Thomas Stearn Eliotà laquelle il rendit hommage dans Tryptic inspired by T. S. Eliot's poem 'Sweeney Agonistes' en 1967.
 « Je crois qu'on peut être provoqué à la création par tout et n'importe quoi, une publicité ou une tragédie du théâtre grec »
Mais il ne croyait guère à une certaine notion d’inspiration, rejetait l’idée de mystère « si par mystère on entend quelque chose qui serait hors du monde. Tout se passe ici sous nos yeux » dans l'atelier, comme dans le laboratoire du chimiste où peuvent se produire des choses inattendues, ne révélant simplement qu’« une part de maîtrise et une part de surprise ».

Il comptait davantage sur la contingence, sur ce qu’il qualifiait d’accident et qui « n’a rien à voir avec l'intervention d'une inspiration, celle dont on a doté pendant si longtemps les artistes. Non, c'est quelque chose qui provient du travail lui-même et qui surgit à l'improviste. »

Athée, refusant résolument toute idée de chrétienté, d’occultisme ou d’un quelconque déterminisme, il disait peindre au hasard comme s’il jouait à la roulette, laissant le sort décider de la figure à s’étendre sur la toile. 
« Lorsqu'il y a un heureux mélange d'accidents et de volonté, alors cela peut-être satisfaisant.»
Il peignait à l’huile et parfois recourait au pastel. Sa palette était riche, ses pigments entremêlés, broyés, pétris, triturés, ses touches larges, sinueuses. Il se servait de chiffons, de brosses dures et d’éponges dont il travaillait la peinture fraîche afin de faire apparaître des personnages aux traits, aux corps, aux membres distordus, étirés, troublés, convulsés, révulsés comme métamorphosés dans les reflets de miroirs déformants.
« Ce que je veux faire c’est déformer la chose, et l’écarter de l’apparence, mais dans cette déformation, la ramener à l’enregistrement de l’apparence. »

Le format, la forme et la composition mêmes de ses toiles -, toujours présentées dans un cadre et sous vitre afin de souligner l'artifice qui, à ses yeux, était nécessaire à toute œuvre d'art, faisaient écho à la mise en scène du théâtre ou du cinéma. 

Ainsi, ses triptyques n'entrent pas dans la lignée des primitifs comme on pourrait naturellement le penser, mais appartiennent davantage, dans son esprit, au spectacle offert par le cinéma panoramique, et sont élaborés plutôt dans la volonté de révéler une succession d’images qui se trouvent être au nombre de trois mais« pourraient fort bien être plus nombreuses », comme le sont des séquences filmiques ou des actes théâtraux, et dont« le cadre rythme le défilement ».

A contrario, la narration y est résolument éliminée. Les êtres qui peuplent ses toiles ne racontent aucune histoire mais plutôt sa manifestation dont témoignent les métamorphoses perpétuelles de la chair et la matière. Ses personnages outragés dans leur chair sont isolés dans un espace vide, comme installés sur une scène nue ou une piste de cirque, au décor minimal. Et c’est précisément cette absence d’élément narratif qui frappe l’observateur et l’introduit au cœur d’une atmosphère énigmatique de drame abstrait. Sa peinture qu'il disait instinctive n'appelle rien d'autre qu’une pure émotionElle saisit l’être.

« La façon que l'on a de faire une image, cela on peut l'expliquer peut-être parce que c'est un problème de technique. Les techniques changent, et on peut parler de la peinture mais ce qui fait la peinture et qui est toujours la même chose, le sujet de la peinture, ce qu'est la peinture, ça on ne peut pas l'expliquer, cela me semble impossible. Ce que je peux peut-être dire, c'est qu'à ma propre façon, désespérée, je vais çà et là suivant mes instincts. »

Francis Bacon Entretiens, Michel Archimbaud (Ed. Gallimard, Folio)
Entretiens avec Francis Bacon par David Sylvester  diffusés par la BBC en 1966

Présences à Frontenay : « Il faut écouter nos morts »

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Cimetière du Château de Frontenay - Août 2014 (c) Zoé Balthus

« Au départ, c'était trois ou quatre personnages loufoques qui ont surgi pour annoncer le récital. A moitié ivres, ou plus, ils évoquaient un jour de pluie leurs camarades de la Der des Der devant la grotte de Frontenay. Puis cette vision s'estompa. Surgit un jeune homme ardent, secret, solitaire. Il est dans un grenier surchauffé par un été souverain. Il y a lu tous les numéros du Journal Illustré de la Grande Guerre, puis des recueils jaunis de poètes de l'époque. Voilà des jours et des nuits qu'il n'est plus descendu. Quand il ne lit pas, il arpente le grenier, parle à lui-même ou fixe un temps indéfini la vieille lucarne où la lune passe et parfois un hibou avant de se poser sur l'oeil de boeuf. Ce soir est le dernier. Il lira une sélection de poèmes en hommage à ceux qu'il n'a pas connus. Il a organisé son affaire en grandes veilles autour des heures.Après, il redescendra dans les rues, se mêlera à la foule anonyme, reprendra sa vie là où il l'avait suspendue. Mais avant, il tient à leur dire ce texte qu'il leur a écrit. Il hésite. Il se lève. Il se sent un peu ridicule, et en même temps, il sait accomplir un de ces gestes qui font homme un homme, et parfois, mieux, un frère : 

 « Il faut écouter nos morts. Tous nos morts. Comme Ulysse, s'approcher des lèvres de la terre, les voir remonter un à un — lui, lui et lui et elle, elle et elle. Les écouter nous parler. Ils nous attendent depuis si longtemps. Leur voix n'est-elle pas de notre sang et notre mémoire ? Ne sont-ils pas les pères et les mères de chacun d'entre nous ?

Il faut écouter nos morts d'août 14. Leurs histoires, leurs cris, leurs chants et leur rage. C'est dans leurs poèmes. Pourquoi ne les avez-vous pas lus ? Pourquoi fuyez-vous, disent-ils ? Est-ce ma mort qui vous fait peur ? Nous nous redressons, les regardons dans les yeux, puis les baissons à nouveau. Eux et nous, on sait bien pourquoi. 

Il faut écouter nos morts, d'août 14 à novembre 18. Tous. Quand leur donnerons-nous ce qu'ils nous réclament ? Oserons-nous la dire, pour eux et pour nous, la vérité, celle qui nous brûle les lèvres et dont la lumière nous effraie ? Qu'ils sont morts pour rien. Tous, dans cette Grande Guerre, lui, lui, et lui et elle, elle et elle, tous, ils sont morts pour rien. 

Dis-le encore: ils sont morts pour rien ! Peut-être, y a-t-il des guerres justes. Ou nécessaires. Ou des causes qui méritent qu'on lutte et meure pour elles. Ou des enchaînements aveugles. Mais pas eux, ils sont partis, ont souffert, cadavres perdus pour des illusions qui s'accrochent aux esprits et les rendent comme fous.

Les obus, la boue, les tranchées, ces corps amoncelés jusque dans le coeur des mères, et ces jours plus froids que le plus froid des cimetières... pour rien. Une lutte à mort entre frères que jamais rien n'expliquera et qu'il faut ensuite la nuit durant porter, porter jusque dans les yeux de ses enfants et des enfants de ses enfants.

Après, il a fallu mentir à soi-même. Se serrer bien fort et refouler ses larmes et garder pour soi ce qui ne sait se dire. On le sait bien, nous. Pourquoi, croyez-vous que petit-fils, arrière et arrière-petit-fils et filles, nous ne pouvons plus regarder la lumière d'un jour ordinaire sans nous éprouver coupables ?

Vous criez si fort en nous ! Le sang coulé entre frères, la tache rouge sur le front de l'Europe, qui l'effacera ? Morts, des millions vous fûtes et vous nous débordez encore. Nos champs, nos bois, nos villes, vous les couvrez tous. Nos villages, nous vous les avons remis. Nos monuments aux morts sont vos palais. Même après nos mots ou nos croyances, on y voit vos cadavres qui s'y promènent librement et nous travaillent en secret. Nul n'a su vous enterrer. Nous, on est plus blancs que vos squelettes. On pue la mort et la peur. Qui vous rendra la paix et à nous l'espérance ?

Il faut écouter nos morts. Leurs voix sont si chaudes dans leurs poèmes. Elles vibrent et gardent forte la vie qui leur fut ôtée. Là seul, revit le lien fraternel qui nous unit, vivants et morts. Vos voix dans nos voix, comme nos pas en vos pas, et se reforme le camp de notre vie provisoire ; la flamme du feu brille et monte à nouveau ; la voûte étoilée se rapproche ; les arbres et les animaux à nouveau nous entourent. Peu à peu, nos joues et nos mémoires revivent. Promis, nous referons l'humanité sur cette terre. Avec vous.  « Tous ensemble, tous ensemble, tous... »


IXe Présences à Frontenay - Août 14 ! – Un film de Zoé Balthus

(Et pendant qu'il récite son texte, les quatre personnages loufoques sont réapparus. Dépenaillés, sales, l'air jovial, ils se sont installés autour du feu de bois. Il crachine doucement une pluie bretonne. « La guerre, le terrible pensoir de l'homme, sa lumière crue, son extra-lucidité », disent-ils. Puis ils rigolent. Ils boivent une drôle de gnole, un tord-boyaux interdit depuis. Ils boivent. Ils boivent. Ils boivent). » 

Pierrick de Chermont, Argument pour Il faut écouter nos morts
Récital de Piano et de Poésie - IXe édition de Présences à Frontenay - Août 14 !
Avecla Revue Nunc

Jos Roy, de substance & d'audace

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From the series Birds: Small Death - 1995 - 2006 (c) Kate Breakey


De Suc & d'espoir est le premier recueil de Jos Roy, poète du pays charnégou. Les éditions Black Herald Press ont si bien succombé à la singularité de son chant que l’éditrice et traductrice Blandine Longre l'a aussitôt traduit de concert avec le poète britannique Paul Stubbs en version anglaise simultanée.

Ils ne s'y sont pas trompés. Là, une voix plume s'élève, plane, virevolte au-dessus du temps, des fureurs et des guerres, parole bienveillante qui embaume et, à la fois, embrume les airs, langue de feu qui purifie l'espace comme un encens.

D'une séduisante et nécessaire audace, elle pétrit la substance élémentaire afin de tenter le « voyage en chacune des lettres ». Navigations énigmatiques, visions mystiques, explorations originelles, retours aux sources, autant de mémoires de vérité dont elle tire les fils arachnéens.


Elle hèle, avec grâce, tour à tour, la pensée, le rêve, l'être, la forcemuette en somme. Elle invoque
« la formecontre qui contre & pousse où pousse l'appel quelque part retiré dans la gorge ».


Elle fouaille l'esprit de sa dévorante poésie. Verve d'une ardente douceur dans laquelle se perçoit tantôt une pudeur ou une fragilité. Souvent même sa voix semble se briser, comme une vague sur la grève. Un sanglot en reflux.

Nul atermoiement, nulle mièvrerie, sans sucrerie, ni complainte. Son poème se situe aux antipodes de la pesanteur.

Depuis des cimes caressant les cieux, elle glisse au fond d'entrailles rupestres, s'immisce au sein de temps premiers,  pénètre les nuits profondes et méandreuses où résonnent des chants d'une pureté sauvage que l'on dirait cueillis comme des fruits mûrs cachés, poussés, grandis au milieu de buissons et de ronces.


Et les yeux fouillent ces ténèbres, épousent enfin l'obscurité, s'engouffrent aux confins de l’insaisissable. Mains en avant qui ne sauraient rien toucher, l’on suit la progression au cœur d'un monde autre, le sien, où jeux de casses et de ponctuation désarçonnent en plein champ, où la moisson donne à rêver plus loin. 

Et c’est félicité, puisque l'autre apparaît,— un toi rapproché, réconcilié —, ravi de surprises, les siennes, amères ou exquises, encore en réserve.

Où il est su que la survie est instinctive, que la voracité n'est jamais repue, que les sens s'affûtent dans l'épreuve du désir.

Où il est su que l'animal n'avait pas disparu. Il était resté là, silencieux, tapi au fond. La part qui ne saurait jamais s'apprivoiser, toujours aux aguets, prête à bondir hors d'elle. Fougue en retenue, mais demeurant vive, aussi têtue que l'infini.

Où, dévorées entre chien et loup, les couleurs transpercent de quelques éclairs rouge-sang l'atmosphère de clair-obscur, l'intervalle charbon.

Le poème s'éploie en fluctuations subtiles au gré de saisons musicales, d’intensités vespérales, d’oraisons champêtres mêlées aux tumultes de viscères.    


From the series Still life - 1995 - 2004 (c) Kate Breakey

       « la matière du monde

        animée d'un tremblement de lèvre:

        fragile se reporte sur


        ce qui s'inscrit

        sur ce qui peut être fixé autrement qu'en


 souffle creusé entre-ligné de suc & d'espoir »

Traversée des âges, découverte de vestiges inexplorés, peut-être, où d'anciens repères et des empreintes fossilisées sont mis au jour,— avec la délicatesse de l'archéologue qui époussette les ossements au pinceau—, où apparaissent, au fil des vers, neuves figures et inédites tournures.   

Sa déboussolante déstructuration de vers abat les murailles dressées au beau milieu de la pensée.

Où il est su que la clairvoyance était empêchée. La lutte par essence perpétuelle.
 


La dame basque a la jouissance rebelle, le goût des lettres fiévreuses, de la langue indomptée. Existence enracinée dans les marges, aux horizons émancipés, au verbe dévergondé par l'emblématique esperluette chère au poète américain E. E Cummings bientôt convoqué au détour d'un vers de saison. Canal historique. Lignée revendiquée.

Rattlesnake on lace (c) Kate Breakey

« printemps: 

Cummings trace sur la page des filles-lèvres-de-liane
 

au bout de leurs tétons se balancent nymphes&faunes
 

avec un air de déjà-dit 

tant aimé
 

ce déjà-dit mais en a perhaps
 

fraction »
 

On croirait un cantique païen voué au culte du ciel et de la terre, du souffle et des eaux, à l'adoration spontanée de toutes les forces aléatoires de l'univers. C'est pour galvaniser sa gloire que l'affranchie donne vie au motcoulédechair.  

Poésie biologique, chant organique, typographie excentrique.  

La poétesse serait de la même veine que ces femmes celtes évoquées par Blaise Cendrars « ces druidesses mystiques qu'on représente une faucille d'or à la main et qui avaient des visions et prophétisaient dans la forêt de Brocéliande », que nul ne s'en étonnerait. 

Où il est question de l'attention portée aux temps émouvants, aux êtres à l'heure du trépas, aux choses, aux douleurs et aux vents. A l'absent. 

From the series Still Life  - 1995 - 2004 (c) Kate Breakey
Et c'est humilité. Ecrit petit, le poème murmuré.

       « je lui parle

        et j'observe ses charpentes frissonner absorber

        recomposer ce que devant moi il présente

       réordonnancer le monde depuis les paroles qui naissent du corps-mien

        je lui parle         il écoute

        les oiseaux meurent     il écoute

        le vent décroît              il écoute

       à l'instant s'arriment      les craquements d'un autre jour

                                                      dans la pièce »
 


Où il est question d'ossuaires, de terre et de roc, de squelettes dans la glaise et de bêtes peintes aux parois. Ni temps ni espace en soi,  de telles notions s’effacent, comme si de rien n'était, comme si elles n’avaient plus lieu d’être.

Où s’entendent craquer les glaciers, les torrents dévaler, les pierres se fendre, dans la clameur de toutes les ruptures de l’univers. 

Célébration à voix basse de cet insoumis sans limites. De l’intérieur même, du plus profond, du plus intime d’où jaillit parfois un subtil ru de bile noire, étincelante.

Où se distingue un autre écho, en soi. Et c'est vérité en gloire. Ecrit minuscule, on reconnaît la seule et juste échelle, la taille humaine réelle. Infinitésimale.

Raven on sand from Remain  (c) Kate Breakey
         « attendu que

            chaque miette

            est piquée           hein l'oiseau ?

            chaque ver part infime bout

            d'âme brin de corps

            se crée dans la seconde

            attendu que

            tout depuis lors tout

            grouille & 


se débat »

Compassion pour l’ardeur solennelle de ce qui vient, va, vit puis pourrit mais vit encore, autrement, reproduit à l'infini, dans le chaos savant. Lui seul, ce grand vorace, connaît l’exact désordre des choses, cette Odyssée au plus près de l’étrangeté d'être et de mourir. 

« un collier pour la nuque du mort
entre la peau & la prière             (imaginons)
notre espace
      ainsi soit-il »

De suc & d'espoir, Jos Roy, With Sap & Hope, traduction de Blandine Londre et Paul Stubb (Ed. Black Herald Press)
 

Conversation avec Zéno Bianu

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Zéno Bianu

Après Chet Baker (Déploration) en 2008, Jimi Hendrix (Aimantation) en 2010 et John Coltrane (Méditation) en 2012 publiés par Le Castor Astral, le poète Zéno Bianu complète cette année sa collection de portraits de musiciens en forme d'hommage versifié avec le recueil Visions de Bob Dylan, autre idole planétaire dont, dit-il,« une seule chanson devient le cosmos tout entier ».  Conversation. 

Zoé : Au marché de la Poésie où tu as présenté, au début de l'été, tes Visions de Bob Dylan, tu as affirmé que Robert Allen Zimmerman était à ton sens l'un des plus grands poètes de notre époque. Tu l'écoutes attentivement, tu le lis également, connais parfaitement son histoire et son œuvre, et tu lui en consacres une. Pourquoi es-tu certain que son chant est celui d'un poète éternel ?

Zéno : « Je ne suis qu’une voix qui parle », affirme Dylan dans une interview de 1966 – mais quelle voix ! Cette voix nasale, intacte, venue du cœur des sixties semble tisser inlassablement un lien entre poésie et rock’n’roll. Dylan, on l’oublie quelque peu, est le poète le plus écouté de la planète. Profondément intime et invraisemblablement universel. Comme animé sans fin par le mouvement perpétuel de son Never Ending Tour,son ultime tournée entamée en 1988. La clé absolue pour Dylan, celle qu’il a maintes fois revendiquée, c’est la poésie – la poésie comme chant, rêve et liberté. Mes Visions de Dylan s’attachent avant tout à retracer poétiquement ce lien organique de Dylan avec la poésie.
Si la poésie est bien une « pensée qui chante », Dylan est l’un des poètes majeurs de notre temps. 

Zoé : Tu le compares même à Rimbaud, j'aimerais que tu précises cette analogie qui peut surprendre.

Zéno :
Il définit quelque part ses chansons comme des « textes-musiques inséparables », se ressourçant ainsi à l’origine même de la poésie. Adolescence éternelle, volonté d’échapper à toutes les classifications, désir de partance, Rimbaud n’est jamais bien loin. On pourrait dire, au reste, que Dylan a fait de sa propre vie une mise en scène de la Lettre du voyant. « Quand je suis tombé sur la formule “Je est un autre”, les cloches ont sonné à toute volée », confie-t-il. Poésie dans les mots, poésie hors les mots, Dylan, fervent lecteur de Rimbaud, est aussi l’héritier, de William Blake à Allen Ginsberg, d’une longue lignée poétique de la poésie vécue.
 
Zoé : L'album
de Dylan Blonde on Blonde (1966) que tu qualifies de« houblon pour les anges rebelles » dans tes Visions, marque l'apothéose, dis-tu aussi, de son « maître tryptique/Bring it all back home/ Highway 61 revisited ».

Zéno : Blonde on blonde, chu comme un aérolithe au milieu des années soixante, c’était – tout à coup – l’appel à une autre respiration, décisive et révélatrice. Ce premier double album de l’histoire du rock était entièrement habité, comme l’a dit Dylan lui-même, d’une « sonorité de mercure sauvage ». Il semblait accordé sans relâche à toutes les pulsations du monde. Misanthrope et chaleureux, insaisissable et unique, il n’en finit pas de résonner et de faire miroiter ses « archétypes dessinés à traits vifs, ses personnages métaphysiques couverts d’une peau humaine ».

Zoé : Tu as commencé cette série avec Chet Baker... que s'est-il produit ? Avais-tu déjà en tête ceux qui ont suivi ? Je voudrais que tu me parles de ces immenses artistes, Hendrix, Coltrane, de la place qu'ils occupent dans tes souvenirs, des postures et des attitudes qui à tes yeux font d'eux des grands au point de leur consacrer un recueil, et la façon dont ils imprègnent ta poésie. Que t'apportent-ils ? Comment as-tu travaillé pour donner vie à ces textes ?    

Zéno : Tous ces livres sont un peu des « exercices de possession », écrits à la première personne, au sens où il faut vraiment ouvrir un espace en soi, se laisser pleinement traverser pour tenter de toucher juste. Dans cette série, il me fallait rendre hommage, non pas à des modèles, ce qui n’aurait aucun sens, mais à des icônes porteuses d’énergie dont les trajectoires folles m’ont accompagné tout au long de mon parcours. Autrement dit, m’ouvrir à mes propres mythes. Nietzsche le dit quelque part, avec une terrible exactitude : « Les images du mythe doivent être les anges gardiens invisibles mais omniprésents sous la protection desquels l’homme donne un sens à sa vie et à ses luttes. » Chet Baker, d’abord, le prince de la mélancolie, au phrasé doucement opiacé, quelque chose comme notre Icare. Hendrix et ses volutes aimantés ? Orphée. Coltrane et ses longues ascensions spiralées ? Le Prométhée du feu sonore.

Zoé :Dis Zéno, raconte-moi le cheminement de la musique dans ta vie par rapport à celui de la poésie. La musique a de tous temps accompagné l'
œuvre poétique, Orphée et sa lyre en sont le symbole,  la musicalité est-elle pour toi toujours une exigence  ?
 
Zéno : La pulsation, voilà peut-être le mot clé. J’ai toujours perçu une sorte de lien intime, nécessaire entre poésie et pulsation. Et c’est peut-être ce désir d’infini rythmique qui anime ma trajectoire d’artiste. Dans ma poésie, et c’est là que la musique n’a cessé de compter, le dire est devenu peu à peu quasi inséparable de l’écrire. Le livre – tout en gardant sa nécessité définitive – ne constitue plus la seule caisse de résonance. Dire redevient un mode particulier de l’existence de la poésie. Surtout accompagné d’acteurs habités par la poésie tels que Denis Lavant ou Tchéky Karyo.  Il ne s’agit pas là pour moi d’une poésie simplement sonore, naturellement, mais bien plutôt d’une approche qui entend, comme le disait si justement Artaud, « considérer le langage sous la forme de l’incantation ».

Zoé : Tes musiciens sont tous nord-américains, c'est ce que j'appelle ton pôle « Far West » mais tu as développé un pôle « Far East » très important. La Chine, le Japon, le Tibet, l'Inde...  Ces contrées orientales te parlent, tu y as voyagé, tu as conçu des
œuvres marquantes qui y prennent source, je pense à ton Krishnamurti, et plus près de nous à ces recueils de haïku traduits en collaboration avec Corinne Atlan. À qui, à quoi dois-tu cette traversée de l'Orient ? 

Zéno : L’Orient… il y a pour moi toute une longue histoire qui palpite derrière ce mot. Une collection de ciels intérieurs et extérieurs dérobés de l’autre côté de la planète. Un désir d’aller voir si certains lieux parlent plus juste. La recherche d’un surcroît de liberté. D’une beauté violente capable de souffler en rafales. Ou, peut-être plus simplement – et là, nous rejoignons la perception poétique – une façon d’habiter le temps autrement. Cet Orient-là (disons, un « Orient du cœur ») a laissé une empreinte profonde sur mon écriture. De Mantra, publié aux Cahiers des Brisants en 1984, jusqu’à Haiku (2004, Poésie/Gallimard) en passant par ma trilogie publiée chez Fata Morgana, au début des années 2000 : Traité des possibles, Le ciel intérieur, La troisième rive
Ces voyages m’ont aussi fait comprendre la nécessité d’être un « passeur de mémoire », et de créer avec mes différentes anthologies un véritable mandala planétaire des autres poétiques (chinoise, tibétaine, indienne, etc.).


Zoé : La Russie, je pense en l'occurrence à Marina Tsvétaïéva*, est-elle ton Empire du milieu ? Quelle place occupe-t-elle dans ton univers et dans la poésie universelle ?

Zéno : Tsvétaïéva, on la lit une fois, on ne s’en remet pas. Son urgence créative sidérante, son exigence d’impossible, son sentiment profond d’être regardée par le destin. Elle est en permanence celle qui déroute et par-là même nous ramène infailliblement au plus juste chemin : la poésie comme épiphanie, capable de nous faire sortir du moule. J’ai longuement travaillé sur elle pour les deux éditions que j’ai faites en Poésie/Gallimard (Le ciel brûle, Insomnie) et la traduction du Phénix en collaboration avec Tonia Galievsky (chez Clémence Hiver). Dans une lettre splendide adressée à Anna Teskova, le 22 janvier 1929, Marina Tsvétaïéva décrit la traduction comme l’exercice poétique par excellence, en ce qu’elle abolit littéralement la mort – comme un exercice unique de rencontre dans le cœur de la langue, par-delà le temps et l’espace : « Lorsque je mourrai – [Rilke] viendra me chercher. Il me traduira dans l’autre monde, comme moi, aujourd’hui, je le traduis en russe (en le tenant par la main). C’est ma seule façon de concevoir – la traduction. »

Zoé : Les étoiles dans ton firmament, quels noms portent-elles ?

Zéno : Une petite liste en désordre et à l’intuition, naturellement non-exhaustive – pour ouvrir un arc-en-ciel de pistes et ne pas en finir avec l’infini. Soutine, Van Gogh, Pollock, Yves Klein, Giotto, Monk, Albert Ayler, Coltrane, Chet Baker, Dylan, Hendrix, Sun Ra, Terry Riley, Captain Beefheart, Nino Rota, Lorca, Tsvétaïéva, Mandelstam, Novalis, Alejandra Pizarnik, Clarice Lispector, Ida Lupino, Pasolini, Dostoïevski, Artaud, Rimbaud, Nerval, Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Jean-Pierre Duprey, Kafka, Melville, Conrad, Ozu, Mishima, Paradjanov, Monteverdi, Palestrina, Han Chan, Wang Wei, Li Po…
 
Zoé : Il y a une incidence manifeste de tous les autres arts dans ton œuvre, la musique, la danse,  le théâtre,  la peinture, etc..

Zéno :
C’est profondément vrai. Il y a sans doute ce désir de pratiquer la plus grande perméabilité, la plus grande transversalité entre différents territoires. Mon vrai rêve d’artiste étant, au fond, de convoquer toutes les voix dans une sorte de résonance universelle. Un tremplin précieux pour creuser encore et encore d’autres strates d’expérience, trouver une mise en résonance commune. Avec cette idée, toujours présente en fond, cette idée (née d’une certaine manière avec les surréalistes) que l’art ne se fait pas forcément seul, qu’il peut être total. Qu’il peut créer une forme de synesthésie vertigineuse. J’ai toujours conçu et vécu la poésie comme une dimension excédant le seul poème (« Trop de souffle en moi pour une seule flûte », disait en substance Marina Tsvétaïéva). Comme une posture de vie, une vision poétique des êtres et des choses – peut-être la cristallisation même de la vie. Les noms changent, on le sait, la source demeure. Quoi que j’écrive, cela relève pour moi de la poésie. Tout cela procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Je cherche tout ce qui traverse. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, traductions, livres d’artiste, travail avec des acteurs ou des chorégraphes – la poésie demeure au centre. Noyau brûlant d’une esthétique du partage.

Zoé : Tu es curieux, tu aimes entremêler les arts, tu recherches les collaborations avec d'autres artistes, d'autres poètes. Est-ce une démarche de fraternité ? L'an dernier encore, avec André Velter, vous avez publié Prendre Feu(Gallimard). Comment est venu ce livre ? Comment écrit-on à quatre mains ?

Zéno : C’est un peu comme si nous avions été deux voleurs de feu tentant de faire le point sur ce tout qui nous fascinait et nous émerveillait. Nous portions ce livre ensemble (« Dans l’affection et le bruit neufs ! ») et nous l’évoquions cycliquement, mais il nous fallait un détonateur d’écriture. Ce fut le fameux vers de Lorca : à cinq heures du soir…, qui nous offrit un surcroît de présence inspirante – et parfois vertigineuse. Dans ce monologue à deux, nous nous sommes entêtés à émouvoir, à étonner, à dérouter, à questionner. À nous aventurer. Avec passion et précision. En quête d’essentielles fraternités. L’un répondant à l’autre (jusqu’à dix courriels par jour) avec toujours au cœur le souffle de l’utopie, pour tenter d’irriguer à nouveau la sensibilité contemporaine et solliciter une écoute éblouie.

Zoé : Trois opus tout neufs sont en préparation et sortiront l'an prochain, Satori Express, Quelque chose d’absolument bleu,Bhopal Blue. Peux-tu d'ores et déjà
les présenter et les situer dans le cours de ton œuvre ? Ils font suite et corps bien sûr. Il y a une extraordinaire cohérence pour une telle étendue. 

Zéno :Satori Express se voudrait un livre-somme, une sorte de suite au Désespoir n’existe pas (Gallimard, 2010), un autre palier encore, attaché à redonner à la poésie tout le sang nécessaire. Un rayonnement de mots. Un croisement de toutes les perspectives possibles, protéiforme et opiniâtre. 
Quelque chose d’absolument bleu (Lettres Vives,à paraître en 2015) dit toute mon admiration pour Yves Klein et voudrait dresser, par de courts paragraphes percutants, un portrait poétique de cet artiste de tous les dépassements. Ce livre explore le bleu Klein comme la toile de fond même du monde, capable de révéler le plus extrême de l’art et le plus vif de la vie. 

Bhopal blue est le texte d’un oratorio dansé par Brigitte Chataignier (et qui sera représenté en 2015), dont le thème est la catastrophe de Bhopal, en Inde, en 1984. Une sorte de rituel de régénération pour chasser les démons, toujours bien vivants, du crime industriel. 

* « Tu es sans cesse en voyage, tu n'habites nulle part, et tu rencontres des Russes qui ne sont pas moi. Ecoute-moi une fois pour toutes : en Rainérie, moi seule représente la Russie. »De Tsvétaïéva à Rilke, lettre du 2 août 1926. Le 22 août 1926, elle précise sa pensée dont Rilke n'avait pas saisi le sens : « Rainer, quand je te dis : je suis la Russie, je te dis seulement (une fois de plus) que je t'aime. » — in Rainer Maria Rilke Boris Pasternak Marina Tsvétaïéva Correspondance à trois (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)

« Et si tu n'existais...»

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New Planet, 2014 — Olafur Eliasson (c) Zoé Balthus
New Planet, 2014 — Olafur Eliasson (c) Zoé Balthus


                                                 « Et si tu n'existais... » — Un film de Zoé Balthus

Kenna, deux décennies à photographier les camps

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Entrance Tunnel, Breendonk, Belgium, 1996 – Michael Kenna

Le photographe britannique Michael Kennaa fait un don cette année au musée Carnavalet de plus de 40 de ses images saisies à Paris. Elles y sont exposées jusqu'en janvier. 

A la fin octobre, le musée a accueilli le photographe pour une conférence sur les camps de concentration qu'il a photographiés, à partir des années 80 jusqu'en 2000, en France, Pologne, Allemagne, Autriche, Lettonie etc.. 

Michael Kenna a tiré plus de 7.000 photographies de ces funestes vestiges. Il a fait don à la médiathèque du Patrimoine de 300 images, avec négatif, issues de cette longue série, à la condition qu'elles puissent circuler, libres de droit, afin de servir la mémoire des victimes du nazisme et de leur ignoble industrie de destruction massive.


                                         Michael Kenna  au musée Carnavalet - Concentration camps - Un  film de Zoé Balthus      


Depuis 1975, date de sa première photographie, Michael Kenna estime que son style n'a pas beaucoup changé. Il s'intéresse surtout à ce qui n'est pas vu, à ce qui est suggéré. Il n'est pas en quête de détails, ne cherche pas à décrire ni à documenter. 

« J'aime suggérer les choses, en quelque sorte catalyser l'imagination»,  explique-t-il.

C'est à cette époque, alors qu'il est étudiant en photographie, qu'il est fasciné par une image qu'un de ses camarades est en train de développer. Il s'agit d'un monceau de blaireaux à barbe que son ami a photographié dans le camp de concentration d'Auschwitz. Cette vision le marque profondément. Il comprendra plus tard que cet objet, qu'il a associé inconsciemment à la vision de son père en train de se raser, s'est chargé d'un puissant symbole d'humanité profanée.

Peu après, dans les années 80, le photographe pénètre avec prudence la matière noire de l'holocauste, commence à lire et à « se renseigner». Il découvre ainsi qu'il existe un ancien camp de concentration en France, le camp de Natzweiler-Struthof en Alsace. 

La première fois qu'il se rend là-bas, il ne photographie rien, se sent extrêmement mal à l'aise, dans la peau insupportable d'un « voyeur ». A ce stade, ce qu'il éprouve lui interdit de saisir des images de ces lieux, réaliser des « œuvres esthétiques» sur un tel site lui paraît inapproprié. Alors il marche uniquement, laisse errer son regard, l'imprègne de tout autour de lui. Tout évoque l'enfer indicible. L'expérience est bouleversante, « très puissante», indélébile.

Deux années plus tard, il y retourne. Cette fois, il photographie. Il a bien en tête l'horreur et la brutalité absolues de cette période et pourtant ses images sont encore « esthétiquement belles ». Le malaise perdure, il ressent « un grand conflit intérieur ».  Il devient de plus en plus préoccupé par le sujet, extraordinairement captivé, presque « envoûté». Et toujours ce sentiment de honte, de culpabilité même. Le trouble est trop grand. Pendant de nombreuses années, il s'abstient de montrer ce travail.

En 1988, de passage à Prague, il décide de prendre un train pour la Pologne. Direction Auschwitz. Son attention fut happée par les formes graphiques et l'atmosphère industrielle. A partir de là, il plonge au cœur des histoires, lit de plus en plus de documents sur l'holocauste, en devient littéralement « obsédé»

Il prend conscience que ces anciens camps vont se transformer très rapidement. Toutes les choses qui avaient été laissées presque en l'état risquent de disparaître, les sites étaient abandonnés tels quels depuis longtemps déjà. Il comprend enfin qu'il doit les photographier pour conserver la trace la plus authentiquement proche du désastre. Les objets sont dérobés, les sites risquent d'être profanés par des nostalgiques. Ils sont bientôt métamorphosés en musées. Lui peut témoigner de ce qui était avant le changement qui s'est opéré partout. Un autre au moins verra son travail, reprendra le flambeau. Une seule image suffit, celle d'un tas de blaireaux à barbe par exemple.

« J'étais un vrai photographe, c'était mon métier, j'étais compétent, je ressentais quelque chose, je devais utiliser mon regard», justifie-t-il encore aujourd'hui.

Au fur et à mesure de ses voyages en Europe, il marque des étapes dans tous les anciens camps. Les formes, les constructions, les structures d'une industrie qui se répète frappent son esprit. La nature industrielle du projet d'Adolf Hitler et ses nazis, l'ambition d'un « massacre de masse organisé à échelle industrielle» jaillissent désormais dans ses images. 

Il retourne « en pèlerin» sur chacun de ces lieux dans l'espoir d'aider à en conserver la mémoire vive. Deux décennies ont passé.

« J'y allais avec humilité, j'y allais avec l'idée de donner quelque chose plutôt que de m'emparer de quelque chose, dit-il, il était clair que je ne serais pas un paparazzi, que j'y allais pour tenter d'utiliser mon talent et mon regard du mieux possible puis d'en partager les fruits.»

Kiefer : La parole de Celan souffle sur sa peinture

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Morgenthau Plan, 2013 – Anselm Kiefer
Il y a deux ans la Royal Academy of Arts, à deux pas de Piccadilly Circus, au cœur de Londres, avait accueilli une rétrospective consacrée à la peinture du génial David Hockney. Ce fut une explosion totale de lumière et d’optimisme, la joie illuminait le visage des visiteurs. C'était frappant. Le peintre anglais, âgé de 77 ans, toujours en pointe, présentait également ses dernières œuvres vibrantes d’une énergie nouvelle, éclatante d'incroyables couleurs... artificielles. Elles avaient été conçues au moyen de la technologie numérique,  des tablettes de la Silicon Valley pour palette.
  
Cette fin d’année, en revanche, l’institution londonienne entraîne aux antipodes de l'IHockneyPad, en abritant des œuvres de plomb, de terre, de glaise, de paille, de ronces et de béton. Ces matériaux extraits du sol sont les marques de fabrique des toiles sombres et monumentales de l’Allemand Anselm Kiefer. Outre ses matières concrètes, bien sûr, il y a les mots, les noms qui gisent au milieu des cendres et la poussière de millions de victimes de l'Holocauste, thème récurrent de son œuvre.

La faute à Hitler et sa horde de nazis que le peintre, né en 1945 en Forêt Noire à la source du Danube, n’a de cesse de condamner. Depuis ses débuts d’artiste, le fascisme allemand est omniprésent dans son esprit, au point qu'il a même été soupçonné d’être un néo-nazi.

La grandiloquence de la peinture de Kiefer prend si souvent et si parfaitement la dimension mégalomane du IIIe Reich qu’elle dénonce, que l’on est saisi d’effroi et l'on se sent mal à l’aise à l’idée d’éprouver de l’émotion devant ce qui pourrait être une redoutable glorification rusée des ténèbres nazies. Mais pour lever toute ambiguïté, sans doute au regard d’une atmosphère prompte à toutes les radicalisations obscurantistes, cette phénoménale rétrospective a donné une fois encore à l'artiste l'occasion de clarifier les choses.

Anselm Kiefer a rappeléqu’après la guerre, en Allemagne, une chape de plomb était tombée sur l’Histoire. Toute référence au nazisme devait être gommée comme si cela ne s’était jamais produit. La honte et la culpabilité forçaient à taire et à cacher. De toute sa scolarité, le jeune homme n’avait eu que deux semaines de cours sur cette page déterminante de l’histoire.

Profondément choqué par les voix et les propos d’Hitler et Goebbels qu’il découvre dans des enregistrements exhumés par hasard, le jeune Kiefer entame une exploration de l’histoire en solo. A la fin des années 70, il est devenu un érudit, après avoir puisé avec avidité dans les livres d’histoire, de littérature, de poésie, de philosophie aussi. Il a étudié de très près Martin Heidegger. Il décide alors de prendre, par la délicate catharsis toujours à double tranchant, le contrepied de l’attitude généralisée de son pays qui confine au déni. 

Il surgit lui-même soudain de sa peinture et sur des photographies exécutant le salut nazi pour dénoncer l’absurde monstruosité de ce culte de destruction et de mort en même temps qu’il provoque le silence étouffant. Il fait œuvre d’exorcisme, croyant, comme il le dit aujourd’hui, davantage à la confrontation qu’à la suppression de ces pages historiques aussi odieuses soient-elles. Il s'agit d'un manifeste en somme.

Il force, dans ses séries Occupations et Héroïques Symboles, le verrou de l'amnésie généralisée, comme Hannah Arendt avant lui, avait tôt pris pour cible le concept de culpabilité collective qui s’était si bien imposé dès 1944. La philosophe allemande avait en 1946 ressenti la nécessité de mettre les points sur les i, dans un article polémique intitulé La Culpabilité organisée, soulignant qu’à partir du moment où « tout le monde est coupable, plus personne ne peut finalement porter un jugement, car cette culpabilité est aussi la simple apparence, l’hypocrisie de la responsabilité. » Endosser le crime en nom collectif trahissait, selon elle, des reliquats d’endoctrinement fasciste, de pensée unique. Il fallait se réapproprier la notion d’individualité et ne plus accepter de porter sur la conscience le poids des crimes que les nazis avaient commis afin de pouvoir juger les coupables et d’être en mesure de rendre justice aux victimes. Un raisonnement sain qui vaut en toutes circonstances, au sein de n'importe quel groupe social et de la cellule familiale même où des crimes sont également commis et demeurent impunis en raison de la culpabilité que chacun accepte d’endosser y compris la victime. Ainsi, le bourreau triomphe, demeure tout-puissant, libre de commettre ses exactions.

L’art d’Anselm Kiefer veut briser l'omerta et entraîner sur le sombre chemin de la vérité. « Une expédition vers le vrai » aurait dit Franz Kafka.

Le processus dans cette direction est amorcé quand « on se retrouve dans le noir après une intense expérience, un choc, explique Kiefer. D’abord, c’est un appel, ça bat le rappel en soi. Vous ne savez pas ce que c’est mais cela vous commande d’agir. Cela reste très vague. Cela doit être vague sinon ce ne serait que la visualisation de l’expérience du choc ».

Kiefer s’est exprimé sur un choc en particulier qu’il a éprouvé en voyage sur la route de la soie, en Inde et en Chine, toute jalonnée de ruines de fours à briques rappelant l’époque où Mao avait ordonné la construction de voies à travers les régions isolées. 

L’artiste eut l’impression « de cités exhumées… la structure physique des briques dirige à la fois vers le passé et le futur. Ces œuvres de briques presque entièrement recouvertes sous le sable m’ont plus impressionné que toute autre vision le long de la route de la soie. »

Passionné de longue date par les civilisations de Mésopotamie, la vision de ces briques avait fait surgir en lui l'idée d'une sorte de « connexion secrète entre écriture et construction » et de s'interroger sur la possibilité d'une mémoire semblablement inscrite dans la brique des immeubles et les tablettes de glaise contant l'épopée Gilgamesh.

La toile Pour Ingeborg Bachmann, Le Sable des Urnes (1998-2009) est née, parmi quelques autres, de ce choc éprouvé lors de ce  voyage à travers les cités perdues d'Asie.

Kiefer semble se souvenir de toutes ces mains d’artistes à travers les âges qui ont tremblé, comme la sienne sans nul doute, « d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme », selon la percutante formule d’André Malraux dans ses Ecrits sur l’Art.

A condition de détenir ces quelquesclés pour le décrypter et ne pas faire fausse route, l'art de Kiefer est d'une poignante et ténébreuse beauté, somptueuse d'éloquence et de génie, gorgée d’hommages magnifiques aux poètes Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Stefan George, Rainer Maria Rilke, à toutes ces ombres illustres de peintres, comme Albrecht Dürer, Caspar David Friedrich, Rembrandt van Rijn, Edvard Munch, Joseph Beuys, Georg Baselitz.

                                           
                                                                          Anselm Kiefer — Royal Academy of Arts, 2014 – Un film de Zoé Balthus

Sans oublier le maître Auguste Rodin. Tout des petites figures érotiques peintes à l’aquarelle par Kiefer rappelle les dessins au crayon et aquarelle du sculpteur français. Les tons, les nus synthétisés, leurs titres mêmes composent des révérences manifestes. La série Erotisme en Extrême-Orient : transition de la froideur vers la chaleur (1976), leur chromatique allant du bleu à l'oranger, fait éminemment écho aux études bleues des petites Danseuses cambodgiennes de Rodin, aux tons blonds de sa danseuse japonaise Hanako ou encore de Avant la création.

La main de Kiefer tremble au-dessus d'une noirceur terrible, loin de la féérie des ciels pleins de soleils de Vincent van Gogh, auquel il doit pourtant l'essentiel de sa fibre. Les lumineux Champs de blé aux corbeaux de malheur ont mal tourné. L' Allemand y songe constamment, au point d’entendre peut-être la voix stridente d’Antonin Artaud résonner avec constance comme une prophétie : « Ces corbeaux peints deux jours avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d'une certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte, ou plutôt à la nature non peinte, la porte occulte d'un au-delà possible, d'une réalité permanente possible, à travers la porte par van Gogh ouverte d'un énigmatique et sinistre au-delà. » 

Pas un soupçon d’iris en vue, pas une fleur de cerisier ni de sieste amoureuse dans les meules, nulle verdure à l’horizon. Sur les toiles de Kiefer, les glorieux tournesols de Vincent poussent dans un sol mortifère désormais têtes noires et baissées, pleurant le corps d’un homme, le sien (The Orders of the Night, 1996) ou bien gisent, carbonisés, dans ses installations de plomb comme Ages of the World (2014), une création dévoilée pour la première fois à la Royal Academy.

Dans Morgenthau Plan (2013) — nom du projet allié de faire de l’Allemagne, après sa défaite­, une nation agricole — Kiefer se réfère une fois encore à la guerre qu'il associe à la fin tragique du suicidé de la société, qui a raccroché ses godillots,  au beau milieu d’un champ de blé, tandis qu’un ciel étoilé évoquant celui du Rhône est bien forcé de tirer sa révérence.

Kiefer a toujours été fasciné par l’univers de la pensée, et les livres, les idées, les mots occupent toujours de francs espaces dans sa peinture et ses installations. « Les textes sont des idées. Le recours aux textes permet d'annuler ou de contredire la peinture... dit-il. Le texte est en présence pour jouer avec la peinture à l'avocat du diable, il la défie et oui, également il l'interroge.»

La poésie notamment tient un rôle fondamental dans son processus de création, elle le guide. Les poèmes, répète-t-il, « sont comme des phares en pleine mer. Je nage vers eux, je nage de l’un à l'autre : sans eux, je suis perdu. »

La parole de Paul Celan en particulier souffle sur sa peinture. Plusieurs toiles lui sont dédiées ainsi qu’à Ingeborg Bachmann, poétesse allemande, la femme aimée de Celan rencontrée en 1948 à Vienne.

Les toiles Margarethe (1981) et Sulamith (1983) renvoient à l’emblématique Fugue de mort que le poète juif, germanophone de Czernowitz, a composé après sa libération du camp de travail en 1944, deux ans après la mort de ses parents qui avaient été déportés.

Les premiers vers saisissent le cœur de nausée et d’épouvante : « Le lait noir de l’aube nous le buvons le soir [...] nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré »* jusqu’aux derniers qui finissent d’étrangler la gorge de sanglots : « il lance ses grands chiens sur nous/il nous offre une tombe dans le ciel/il joue avec les serpents et rêve/la mort est un maître d’Allemagne/tes cheveux d’or Margarete/ tes cheveux cendre Sulamith ».*
Flocons noirs, 2006 – Anselm Kiefer
« Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant […] Elles revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci », a remarqué le poète néerlandais Benno Barnard, dans un texte intitulé Ode à Personne, paru en 2011 et dont on doit la version française autraducteur de néerlandais Daniel Cunin.

Sur l’immense toilePour Paul Celan : Fleurs de cendre (2006), Kiefer ouvre un vaste vignoble de ceps secs donnant la funeste impression d’un cimetière perçant la surface d’un lit de neige, linceul glacial sous un ciel menaçant. Avec Flocons noirs (2006) le peintre fait un zoom sur cette terrible image et resserre le champ sur un livre de plomb, lourd de symboles.

Explorant l'étendue mélancolique, le poète néerlandais reconnaît les vers de Celan et dans le même laps fulgurant, la peinture de Kiefer lui mord le cœur.  L'artiste a en effet porté sur la toile le poème auquel elle doit son titre, composé par Celan quand il apprit que son père était mort.

« […] quand les os de ton père
poudroient comme neige, se repent sous les sabots
le chant du cèdre…
Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,
maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi
l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant »

Benno Barnard en serait presque tombé à genoux :

« Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne. »

Victime parmi les victimes, le poète Celan, aux yeux de Kiefer, est le symbole de l’humanité martyrisée et sa poésie trouve une extraordinaire vibration solennelle sur ces toiles, comme un requiem résonne au cœur d'un sanctuaire et fait monter les larmes. 

En 1955, le philosophe allemand Theodor W. Adorno, avait décrété qu’ « écrire un poème après Auschwitz [était] barbare… » Celan, lui, avait déjà publié les siens. Il avait répondu, avant même qu’il ne soit formulé, « à la provocation de l’interdit d’Adorno en développant une poésie qui n’est pas celle de l’après Auschwitz mais qui est celle ‘‘d’après Auschwitz’’, d’après les camps, d’après l’assassinat de la mère, d’après les chambres à gaz… » rappelle son traducteur Jean-Pierre Lefebvre, qui précise « en fonction de… ». Il ajoute qu’il y avait manifestement entre Celan et Adorno divergence « sur ce qu’est le langage, l’écriture, la poésie ».

Alors quoi, ils ont gagné ? Plus de poésie, plus de littérature, plus de peinture non plus alors ? Qu’en aurait pensé l’ami Walter Benjamin, juif allemand, victime des nazis, qui vouait un culte à la littérature et la poésie ? Adorno aurait trouvé en lui un contradicteur de taille, Benjamin aurait assurément pris le parti de Celan.
D’autant qu’à lire Pascal Quignard, dans La Haine de la musique, Adorno s’était en somme trompé de cible. Tant qu'à prôner une interdiction, il aurait dû viser la musique, «  le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945 […] Il faut entendre ceci en tremblant: c’est en musique que ces corps nus entraient dans la chambre ».
Kiefer dit au contraire qu'il ne faut surtout ne pas se taire, ne pas oublier et dire, dire, parler, exorciser, dénoncer condamner. Ils ont massacré mais n’ont pas vaincu, ils ont torturé mais ils ont échoué à annihiler l’individu, à mortifier la pensée, à assécher la soif de beauté, à étouffer la force de vie, la nécessité de liberté. La terreur ne peut rien contre la création.

La barbarie ne saurait se loger sur les versants de poésie qui la conjurent, semblait dire Celan dans ce poème de 1963, inscrit dans un collage de Kiefer « Pour Paul Celan»de la série Rhin (1982- 2013), dont le remarquable rayon d'optimisme, qui y point, semble doué du pouvoir d'éclipser le polyhèdre, suspendu dans les airs, – rappel récurrent de Mélancolie, gravure de Dürer – qui plane au cœur de ses inquiétantes forêts :

« Soleils-filaments 
au-dessus du désert gris-noir.
Une pensée haute comme
Un arbre
Accroche le son de lumière : il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes »*


*  Paul Celan, in Choix de poèmes réunis par l'auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf/Poésie/Gallimard)
Toutes les citations d'Anselm Kiefer ont été traduites de l'anglais par Zoé Balthus 

Giacometti : le nez de Yanaihara ou la catastrophe de 1956

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Isaku Yanaihara– 1956 – Alberto Giacometti

En novembre 1955, Isaku Yanaihara, jeune professeur de philosophie à l'université d'Osaka, débarquait à Paris pour compléter ses études et gagnait un peu d’argent en rédigeant des articles pour la presse nippone. C’est ainsi qu’il était entré en contact avec le peintre et sculpteur suisse Alberto Giacometti. Le jeune homme souhaitait rédiger un entretien avec l’artiste que lui avait commandé un magazine japonais. Date fut prise.

Après une première rencontre, ses visites à l’atelier situé au 46 rue Hippolyte Maindron, se succédèrent régulièrement et moins d’un an plus tard, les entretiens s’étaient transformés en séances de pose. Le 2 octobre 1956, Yanaihara avait accepté le rôle de modèle pour Giacometti qui, sachant que le jeune homme devait quitter Paris une semaine plus tard, avait décidé de dessiner son visage en guise de souvenir. Il dessina trois portraits de lui le jour même mais l’invita à revenir poser le lendemain, puis le jour suivant et encore le jour d’après. De fil en aiguille, le jeune homme retrouva tous les jours Giacometti extraordinairement captivé par ce visage singulier au point qu’il lui demanda de repousser son départ. Le modèle le retarda à cinq reprises et ce n’est qu’à la mi-décembre qu’il parvint à s’arracher à l’emprise du maître.

« Peindre votre tête, c’est s’aventurer dans un monde totalement inconnu, […] une aventure sans précédent, la plus grande de toutes », avait déclaré Giacometti qui s’était pris de passion pour les traits du jeune philosophe. C’était la première fois qu’il peignait un visage étranger à son cercle habituel de modèles constitué essentiellement par sa mère, Diego son frère et Annette, son épouse.
Leur « aventure » était alors encore loin d’être terminée. Isaku Yanaihara regagna Paris l’été suivant, et régulièrement chaque année jusqu’en 1961, pour prendre la pose face à Giacometti. Il passa au total 228 jours avec cet artiste fascinant, l’un des plus grands du XXe siècle, auquel il inspira une douzaine de portraits sur toile et un buste en bronze.

Les deux hommes se retrouvaient chaque jour au café en début d’après midi avant d’aller s’enfermer dans l’atelier. Le Japonais ne le quittait qu’en plein cœur de la nuit. 
« J'avais commencé à poser avec l'idée frivole que ce serait un joli souvenir d'avoir mon portrait peint par Giacometti, et à mesure que se succédaient les journées passées avec lui je commençais enfin à comprendre dans quelle expérience fantastique je m'étais engagé : de toute ma vie, je n'avais jamais eu d'expérience aussi précieuse et n'en aurais sans doute jamais plus. J'y avais appris non seulement ce qu'est le travail d'un véritable artiste, mais aussi ce qu'est la véritable liberté humaine. Je découvrais dans le réel une profondeur et une étendue que je ne soupçonnais pas avant, la vérité que j'avais recherchée à l'intérieur de la philosophie ou de l'art m'apparaissait maintenant avec une immédiateté frappante. »
Giacomettiœuvrait à voix haute, pestait souvent contre lui-même, puis se calmait, se livrait, partageait ses pensées, évoquait son travail, l’art, l’amour ou la politique tandis que le modèle, qui se faisait l’effet d’une simple pierre, donnait la réplique juste ce qu’il fallait pour le relancer mais surtout l’écoutait avec avidité, prenant des notes mentales. Aussitôt seul, après minuit, il les transcrivait dans un carnet constituant une sorte de « reportage à chaud », témoignage méconnu d’une grande richesse qui s’ajoute à ceux, beaux et célèbres, de Jean Genet, de David Sylvester ou de James Lord. 

En 1956, trois portraits avaient été mis en œuvre, celui de l’après-midi qui les occupait de deux heures à cinq heures, un autre de six heures à huit heures et puis, celui du soir auquel ils travaillaient de huit heures à minuit. Entre cinq et six, ils retournaient au café où ils poursuivaient leurs échanges. 

Giacometti dormait peu, il pensait sans cesse à son travail, c’était une idée fixe. Il était bien sûr toujours épuisé.

« Tous les jours, j’ai noté avec le plus de précision son travail et ses propos », révéla Yanaihara plus tard dans un premier texte qu’il consacra en 1958 à Alberto Giacometti s’appuyant sur ses notes. Il s’agissait de la première monographie en japonais. Il publia son journal de 1956 dans un deuxième recueil en 1969, intitulé Giacometti to tomo ni (En compagnie de Giacometti). Il avait compris très vite que « ses nombreux propos tenus au travail ou au café étaient des trésors trop précieux pour être perdus ».

Vers la fin du mois de novembre 1956, alors qu’ils étaient tous deux réunis à l’atelier et concentrés sur la toile de l’après-midi, Yanaiharaassis à 2,50 mètresde Giacometti, ce dernier hurla soudain : « ‘’Merde ! Merde !’’, il retira subitement son bras tendu vers la toile. ‘’Merde !’’ Les dents serrées, me fixant d’un air terrifiant, il essayait le bras tendu, de toucher la toile. » 

Il tenta à trois ou quatre reprises de toucher la toile du bout de son pinceau, il n’y parvenait plus, il était pris de panique, manquait de « courage ». C’était la première fois de toute sa vie qu’il se retrouvait dans l’incapacité de tracer une ligne, il s’était écroulé en pleurs, le visage caché dans ses mains:« Tout va se foutre en l’air ».

Désespéré devant sa toile et son modèle. Il gémissait.  
« Tout s’écroule, non seulement cette toile mais ma peinture toute entière. Pareil pour la sculpture, je ne pourrai plus faire ni peinture, ni sculpture. Non seulement mon travail mais ma vie aussi s’écroule, elle se désintègre et tout fuit. »
Annette avait déclaré à Yanaihara que Giacometti avait toujours travaillé très difficilement mais qu’elle ne l’avait jamais vu plonger dans un tel désarroi.

Cet événement inédit que l’artiste qualifia de « catastrophe » bouleversa le cours intense et incessant de sa réflexion.  Son processus de création, après la « crise Yanaihara » prit un nouvel essor fondé sur deux obsessions, celle de parvenir à copier exactement ce qu’il voyait, une nécessité « pour mieux comprendre ce qui l’entoure », et de rendre la profondeur de la réalité au portrait. La ressemblance frontale était, selon lui, le plus grand défi qu’un peintre avait à relever.

Un jour au café, il confia à son modèle Japonais qu’il avait travaillé toute la nuit, dans propre sommeil : « Tout était exactement  pareil au point que je ne voyais pas de limite entre la réalité et le rêve. J’avais beau m’acharner, j’arrivais pas à peindre votre tête telle que je la voyais. J’étais acculé, étranglé et je ne pouvais pas respirer. Alors j’ai tout effacé. Au réveil, je sentais encore une douleur à la gorge. Je n’ai encore rien compris ». 

Le jeune homme s’était mué en « objet impossible à saisir » et l'artiste souffrait comme une bête. Après cette crise, le peintre modifia la distance qui le séparait de son modèle. De 2,50 m en 1956, il se rapproche à 1, 50 m en 1960 et va désormais se concentrer uniquement sur la tête, éliminant le décor derrière lui et même les détails du buste, devenu inutiles à ses yeux.

Le critique d’art britannique David Sylvester avait observé qu’à partir de cette période « l’atmosphère poétique de l’espace de l’atelier avait été remplacée par une confrontation directe avec une présence qui domine l’espace au premier plan du tableau ».

Giacometti avait expliqué à Yanaihara qu’il avait eu une discussion instructive avec son ami Balthus à propos de ce rapport plus resserré qu’il avait adopté entre lui et son modèle.  
« Balthus a dit qu’il est absurde de peindre à cette distance, que c’est de la folie d’accroître les difficultés, mais il a tort. Car, même si je réussis de plus loin, cela ne changera rien au fait que je ne réussis pas à cette distance. Ce ne sera d’aucune consolation. En plus, même si je réussis de plus loin, ce sera une perte de temps si je dois recommencer à cette distance. Si je progresse un peu à cette distance, je progresserai davantage de plus loin. L’inverse n’est pas vrai. »
La courte distance qui le séparait de son modèle lui permettait d’observer toute la complexité du visage. « Rien que la tête, ou le nez, est déjà si complexe, alors à l’idée de peindre chaque partie du haut du corps, l’énormité du travail m’effraie. »

Isaku Yanaihara pose pour Alberto Giacometti dans son atelier  – 1960 (c) James Lord
Il aimait à dire auparavant que s’il parvenait déjà à peindre la tête le reste suivait. Il disait aussi qu’à partir du moment où les yeux étaient réalisés, tout le visage se dessinait naturellement. Mais avec Yanaihara, son œil se focalisa sur le nez, sans doute en raison de la nouvelle proximité du modèle.

Il en prit d’ailleurs conscience puisqu’il se souvint, selon Yanaihara, que Paul Cézanne avait écrit dans une lettre qu’il fallait commencer par la partie la plus proche du sujet. Giacometti avait conclu que « tant que le nez n’est pas juste, tout le reste est faux. Il faut d’abord peindre le bout du nez pour peindre une tête. Si j’arrive à peindre le bout du nez, le nez viendra immédiatement, et avec le nez la tête viendra d’elle-même. Mais le bout du nez est un point qui vient vers moi, comment le peindre ? » 

C’est aussi à partir du nez de Yanaihara qui le fascinait tant que s’imposa plus que jamais le désir de profondeur et ses notes sur le sujet furent particulièrement nombreuses à partir de 1960 alors qu’il était en train de sculpter pour la première fois un buste du philosophe.

Le modèle avait relevé que Giacometti cherchait beaucoup plus que les autres peintres à rendre la profondeur en peinture et trouvait d’ailleurs sa peinture proche de sa sculpture. L’artiste avait approuvé cette remarque et affirmé que « la recherche de la profondeur relève du travail du peintre. Tous les grands peintres ont cherché à rendre la profondeur. » 

Giacometti lui avait fait remarqué aussi que la plupart des portraits classiques étaient peints de trois quarts afin de contourner la difficulté que représentait justement le nez. Et comme l’artiste était un obstiné, il acceptait le challenge. Le nez du jeune japonais était devenu le symbole de cette profondeur à atteindre, comme le serait l’Everest pour un alpiniste. C’était « comme peindre un visage complexe où se succèdent monts et vallées », le visage de Yanaihara représentait le défi par excellence. « Ca à l’air impossible, mais ça doit être possible, sinon je n’aurais pas une  telle idée. » 

Il admirait les ruses employées dans les mosaïques byzantines et les portraits merveilleux du Fayoum « qui s’en approchaient un peu mais restaient toujours plats ». A ses yeux, la difficulté était contournée par de l’artifice qui n’aboutissait qu’à une profondeur factice et il ne se résolvait pas à s'en contenter. Il avait d’ailleurs raclé au canif une épaisseur de peinture sur le portrait « catastrophe » de Yanaihara. Il se refusait à toute illusion de profondeur.

L'artiste avait fustigé la tricherie que représentait, pour lui, l’amas de peinture auquel avait eu recours Georges Rouault pour donner du relief à un petit portrait de femme et la profondeur faussée à laquelle il était parvenu. « La peinture doit réaliser la profondeur sur une surface plate », avait-il asséné. Il ne voulait pas renoncer comme tant de ses contemporains à représenter le monde extérieur.

Dans une lettre adressée à Yanaihara un jour de 1959, Giacometti s'était en fin de compte dit reconnaissant de la catastrophe de novembre 1956 : « C’est grâce à vous que j’ai atteint ce point et j’avais absolument besoin de l’atteindre ». 

Il s’était affranchi de toutes les conventions, avait éprouvé« un sentiment d'échec gratifiant». Il avait appris que plus ça échoue, plus ça réussit. 

Ecrits, Alberto Giacometti (Ed. Hermann)
Giacometti et Yanaihara, La catastrophe de 1956, Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
« Je travaille comme une mouche», Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
Avec Giacometti, Isaku Yanaihara, trad. Véronique Perrin (Ed. Allia)

Bergounioux: la confusion des promesses du monde

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Un abrégé du monde– 2014 – Paul de Pignol 

Récit autobiographique, mélancolique, Un abrégé du monde, est un nouvel et court opus de Pierre Bergounioux qui vient de paraître aux éditions Fata Morgana. L'écrivain sexagénaire porte leregard en arrière, sur l’enfance, à l’heure de l’éveil, de l’appréhension naïve du monde, ou plutôt de son incompréhension. Quand le désir indomptable de le saisir au sens propre et au figuré prend le dessus, quand l'enfant cherchaitdu matin au soirà en conserver des bouts comme autant de repères et de traces de « beau, d’acceptable », des pans d’une réalité précieuse, celle qui surprend, fascine, éblouit celle qui enchante l’existence comme dans un conte de fée ou déroute avec la malignité de la sorcellerie. C'est le premier des trésors qui se constitue au fur et à mesure de la découverte du réel par le jeune Pierre Bergounioux pas plus haut que trois pommes. 
« C’est à l’aide d’une boîte en carton fort que j’ai réglé, vaille que vaille, au début, le problème de la réalité. »
Ce coffret qui l’avait« accompagné, abrité, sauvé, peut-être », n’était autre qu'Un abrégé du monde dans lequel l’homme mûr devenu, soudain, replonge. Avec la douceur et la poésie qui le caractérisent, il se souvient des petites choses dérisoires et insignifiantes aux yeux des grands, comme autant de pièces qui composent un tout, une unité. C'est un nécessaire à exister, à comprendre, à imaginer, à désespérer, à trier, à refuser.

La boîte — récupérée dans la poubelle d’un photographe « qui se pendit quelques années plus tard parce que la réalité dont je parle ne lui convenait décidément pas, à lui non plus »— avait disparu dans des circonstances depuis longtemps oubliées, en revanche le contenu demeure claire dans sa mémoire. Une foule de choses versées avec soin par ses mains d’enfant, sa collection secrète qu’il égrène au fil des pages a jalonné son initiation. Elle est occasion de conterl’histoire du lutin aux yeux neufs qu’il était, de narrer l’aventure du petit poucet au fur et à mesure de ses trouvailles, de remonter le cours de ses étonnements, ses réflexions, ses angoisses qu’il éclaire de son érudition d’homme ultra-sensible. Subtil autoportrait aussi.
« Je prêtais aux adultes des clartés supérieures, nées d’une familiarité prolongée avec un monde que je commençais à peine à reconnaître. Mais, même en leur accordant cet avantage, même à me suspecter d’avoir l’esprit dérangé, le fait demeurait. Je ne pouvais, sans préjudice grave, m’exposer à ce qui passait pour réel. »
C'est l'occasion d‘évoquer la maison rose sur les hauteurs de la Bouriane, dans la chaleur de plomb du mois d’août et la première fois que sa mère, divinité bienfaisante, se transformait en cette mégère qui lui avait fait lâcher d’une tape sur les doigts le frelon dont il venait de s’emparer afin d’enrichir son trésor. 

Au cours de son exploration du monde, il réalisait que ce qu’il aurait bien voulu glisser dans son coffre ne se laissait pas toujours emporter, ou encore se métamorphosait de telle façon qu’il fallait s’en débarrasser bien vite, les fleurs se fanaient, les poissons empestaient, les oiseaux pourrissaient, quant à la lumière, l’enchanteresse, elle, était insaisissable. 

Les agissements des grands, ce que contenaient les livres, les films et les photographies emmêlaient les perceptions de l’enfant en quête d’explications rassurantes à la lumière du peu qu’il savait et se voyait au contraire confronté àde nouvelles zones d'ombres, à davantage de mystère qui le forçait à pousser l'exploration plus avant
« Ca n’allait pas. Je continuais à percevoir l’aspérité du fait. Les brillants paradoxes que je relevais tendaient peut-être à nous humilier. Mais ils devaient selon toute probabilité, se rapporter à un univers aussi consistant que le nôtre. »
Il dit à rebours l’émerveillement puis le désenchantement, avec la délicatesse fougueuse de la jeunesse et l’aplomb précis de la maturité, il règle les comptes avec style, remet les pendules à l’heure en finesse. 
« Les adultes parlent, quelque temps, un langage inintelligible et je me demande encore si ça ne contribue pas à la félicité de l’enfance. Le jour où l’on commence à deviner ce qu’ils racontent, on est très surpris de ne pas s’y retrouver. Il nous vient des doutes rédhibitoires. On entre dissidence. »
Le sculpteur et peintre Paul de Pignol accompagne le récit de dessins au crayon d’une racine découverte sur une plage et qu'il a ramasséeen songeant qu’elle aurait peut-être sa place dans le coffret de Pierre Bergounioux parmi les silex et les agates, les bois curieux, les verres polis, les plumes de geai et les insectes sans pattes. On tourne une page, elle apparaît, sous un angle différent, éclairée d'une lumière autre, elle se métamorphose, produit une complication supplémentaire. Parfois, on dirait un os rongé, un détail anatomique, une pierre de lave. La perception brouille la donne, à moins que ce ne soit le contraire. On évolue dans la confusion des promesses du monde. 
 « On vieillit. J'allais ressembler aux adultes mais plutôt mourir que de les continuer. Ce qu'ils possédaient d'enviable et dont j'étais obstinément privé, c'était la liberté que je comptais exercer dès qu'elle me serait concédée. Je ferais ce que bon me semblait, je partirais à la rencontre du tout, le bénéfique, que je logeais par bribes dans ma boîte quand il voulait bien y entrer.»
Un abrégé du monde, Pierre Bergounioux, dessins Paul de Pignol (Ed. Fata Morgana)

Tchéky Karyo : "Moi, à fleur de peau"

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Tchéky Karyo par Enki Bilal
Après Ce lien qui nous unit (2006), le compositeur-interprète Tchéky Karyo a sorti son deuxième et bel opus intitulé Credo, en décembre 2013. Le titre de l'album est un hommage au poète Zéno Bianu dont le poème Credo, du recueil Infiniment proche qui fut un choc à sa découverte, ne cesse de lui trotter dans la tête.

"Je crois à l’opacité solitaire
au pur instant de la nuit noire
pour rencontrer sa vraie blessure
pour écouter sa vraie morsure [...]"

Deux autres titres Les guerriers dorment et Angel's confess sont signés Zéno Bianu. Au total douze titres dont Tchéky Karyo a composé l'essentiel de la musique et qu'il interprète d'une voix profonde.

La pochette du CD et le clip de la chanson Autour de la mémoire, écrite par Jean Fauque, ont été réalisés par l'artiste Enki Bilal, depuis 25 ans son ami.


Tchéky : Cet album Credo décolle vraiment sur scène. Finalement, le concert devient un spectacle. J'ouvre sur le Credo, le poème de Zéno que je dis sur une mise en son préparée par un copain, avec dix minutes de sas sonore à la fois des nappes et des sons qui pourraient venir de l’espace et d’autres du fond de la mer, avec des marteaux qui tapent sur des enclumes, des chiens qui aboient, des sabots de chevaux dans l’eau. Tout ça est construit et arrangé avec des rythmes, des chuchotements aussi. Ca crée un sas sonore qui prépare les gens. J'ai pensé souvent qu'il aurait fallu un décor mais c'était compliqué et finalement je me suis dit 'on va faire une scénographie avec le son'. Alors, j'arrive tranquillement sur une bande son qui s’enchâsse sur le sas pour dire le Credo de Zéno et puis après il y a Olive Tree qui démarre et une tempête qui éclate. Ce n’est pas systématique mais à certains moments du concert, s'insèrent des matières sonores. Pour le titre, Les toits du monde on entend l'atmosphère d'une place enregistrée en Egypte, où des gens hurlent, un muezzin chante, des murmures et un duduk sont perçus pour faire exister cette mosaïque dont parle le titre. Et moi, je démarre en chantant en arabe, en turc, en espagnol. Voilà, tout ça amène des choses en plus, cela prolonge ce que l’album raconte aussi.

L’an dernier on a joué au Café de la Danse à Paris, au Festival Après les Vendanges de Vaison-la-Romaine, nous étions au Magic Mirror à Istres hier soir, on va à Gisors le 6 février, à Florange le 7. Comme j’ai des tournages, cela limite les dates mais ça se construit tranquillement.

Zoé : Vous repartez un peu de zéro, c’est ça ?

Tchéky : Oui, complètement. Mais bon j’aime bien ça. On me dit 'mais pourquoi tu ne fais pas des duos avec une telle ou un tel'. A un moment donné, tout le monde cherchait à faire des duos pour mieux s’exposer. Seulement, je ne recherche pas du tout ça. Je ne ressentais pas du tout les choses comme ça. J’ai mon studio chez moi. C’est un travail qui a pris longtemps avec les musiciens qui venaient, on travaillait ensemble, à partir de certaines de leurs compo et puis, je tenais à ce qu’il y en ait un maximum de moi évidemment.

Zoé : Vous avez une formation de musicien ?

Tchéky : Non, je suis autodidacte. J’ai toujours eu envie de faire de la musique. En fait, je me suis formé sur des tournages de films américains. J’avais parfois un mois sans rien faire, les Américains me demandaient de rester, je ne pouvais pas rentrer parce qu’ils pouvaient avoir besoin de moi n'importe quand.  Une fois, je me suis retrouvé à Vancouver à travailler avec un jeune musicien qui m’a dit mais 'qu’est-ce que tu veux faire avec ton instrument ? Je ne vais pas t’apprendre comme si tu étais un enfant ?’ J’ai répondu une banalité : ‘j’aimerais pouvoir m’asseoir avec des musiciens et jouer avec eux'. Il m’a regardé et m’a dit : ‘ok je vais t’apprendre les modes'. Et en m’apprenant les modes, il m’a dit :'tu vas les apprendre et les travailler tous les jours'. Et en fait, c’est comme s'il m’avait dit : 'je te donne une palette et avec ça tu vas pouvoir peindre des choses'. Et c’est vrai qu’en les travaillant, on peut écouter n’importe quoi et dès qu’on sait se repérer, on peut commencer à construire des harmonies. C’est comme ça que cela s’est fait, et puis construire des accords à partir de ces modes. Voilà, j'ai travaillé. Ensuite j’ai fait des choix, j’ai cadré là où j’avais envie d'installer ma musique, j’ai eu envie de travailler sur des frottements, sur des ruptures, et je me suis fait comme ça peu à peu ma trousse à outils.

Zoé : C'était il y a combien de temps ?

Tchéky : J’ai commencé en 2002. Bon, je ne joue pas huit heures pas jour, mais j’aimerais travailler davantage, être plus virtuose avec l'instrument. Et sur scène je me provoque. Je me provoque dans des échanges avec des musiciens de même que je me provoque avec le texte de Zéno.

Zoé :Jimi Hendrix (Monologue électrique) ?

Tchéky : Oui. C’est une lecture mais j’essaie d’aller un peu plus loin. J’ai commencé à apprendre par cœur la moitié du livre. La beauté avec le Monologue électrique c’est l’hommage qu’il rend, c’est l'exercice d’admiration que constitue ce long poème. ‘Tu joues comme Jackson Pollock peignait'. On essaie avec le dire, avec la voix et les instruments. Enfin, il n’y a que moi, un marshall et une guitare brûlée (Rires). Un bout de mémoire. 
La mise en scène et en son est de Jean Michel Roux. On essaie d’écrire dans l’espace avec le son, de déchirer l’espace avec la voix tout en essayant de ne pas être débordant, pas trop fou, pour garder le poème au-dessus de tout ça. 
Ensuite, nous aurons une date en mars à Lille.

Zoé : Quelles sont vos influences ? Vos sons fétiches ?

Tchéky : C'est très large. Les premiers sons qui m’ont touché sont ceux de l’orgue. C’était souvent lié à une notion de mystère, de sacré. Ces sons-là, dans mon enfance, m’ont transporté. La première fois que j’ai entendu le muezzin à Istanbul... 'qu'est-ce que c'est ça ?' C’était complètement magique et ça me prenait direct dans le bide. Et puis, j’adore le flamenco, le fado. Ca me parle immédiatement, c'est génétique. Naturellement, je suis allé vers cela dans les harmonies.

Pour l'album Credo, je dis que c’est du ‘rock expressionniste’ parce que justement il y a beaucoup de dynamiques dedans, il y a des ruptures, ce n’est pas évident à entendre pour certains, ce n’est pas fait pour écouter d’une oreille.

Sinon, nous évoluons dans des univers rejoignant ceux de Nick Cave, PJ Harvey, David Bowie, Tom Waits, Pixies. Je me sens à l’aise avec ça.

Zoé : Vous avez déjà rencontré Nick Cave ?

Tchéky : Oui. En Australie, la première fois. Et puis des années plus tard, je lui ai fait signer mon album (Rires). Comme une revanche. Je suis allé le voir au Zénith ‘Nick you remember me ? Il a fait: ‘Tchéky, yeah !’ J’avais vécu un truc avec lui au moment d'un tournage avec John Hillcoat, un metteur en scène australien qui connaissait bien Nick. A l’époque, moi je chantais a cappella tout le temps, partout où je trouvais une acoustique, une cage d'escalier ou autre... Et John s’est mis en tête de me faire chanter le titre du générique du film. Il m’annonce ‘You’re going to work with Nick ! Je me suis retrouvé dans un studio, d’un coup... j’avais jamais foutu les pieds dans un studio. J’étais comme un gosse qui essaie de bien faire, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Et je m’entêtais et je les voyais embêtés dans le studio, j’ai fait cent prises, un truc de malade. C’est moi qui ai fini par dire ‘stop’. Ils n’osaient pas. J’ai dit ‘I’m sorry, I tried but...’. Alors quand je l'ai retrouvé au Zénith, j’ai dit en lui tendant Credo : ‘I took the bull by the horns’. Il a signé mon album. (Rires)
 J’ai mis des millions de costumes, je me suis habillé et déshabillé deux cents millions de fois. Là, avec la musique, avec toutes mes maladresses, c’est moi. A fleur de peau.

Isolation Ceremony

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Ceremony #3 - 2013 © Bruno Aveillan


Grâce à Isolation Ceremony, Bruno Aveillan révèle quelques fragments de l’éternelle et néanmoins mystérieuse histoire humaine où l’amour le dispute à la mort, l’Enfer au Paradis.  

L’artiste n’a pas son pareil pour composer des atmosphères minimalistes qui content l’essentiel sur toutes les gammes de lumière et de pigments. Il joue sur des paradoxes narratifs impressionnistes, mêlés au cœur d’étranges cérémonies et de troublants rituels, pourvus d’époustouflantes vanités contemporaines. 

Dans Isolation Ceremony se trame un drame équivalent à celui qui frappe la jeune Maroussia, de Marina Tsvetaeva, qui se damne pour l’amour de son vampire et à celui d’Eurydice qui fait le choix de rester au royaume d’Hadès plutôt que de suivre Orphée venu la sauver. 

Un voile de mariée figé dans les airs tel un fantôme, image fatale d’une promise qui n’est plus, un animal écorché, écartelé au-dessus d’une baignoire, dans la lignée des Rembrandt, Soutine, Chagall, Bacon, Saville et leurs chefs-d’œuvre évoquant la crucifixion et le sacrifice. 

Ici, le douloureux destin de femmes s’y devine, femmes aux prises avec l’amour absolu qui les isole et les condamne pour mieux les sanctifier. Cérémonie suprême mise en scène avec maestria par Bruno Aveillan. 

Eurydice, au chignon rouge, qui a refusé le retour à la vie sur terre avec Orphée, retire son manteau immaculé de fiancée pour mieux s’installer à jamais en Enfer où il fait déjà bien chaud. Maroussia erre dans les ténèbres hantées par des apparitions spectrales, tremble de percevoir la présence de son Gars, buveur de sang. 

Chacune traîne sa détresse à sa façon. L’une et l’autre s’aventurent au cœur de funestes décors, entre les décombres et les ruines, parmi d’effrayantes chimères, plongées au fond de leur propre désolation, cruelle et magnifique, dont aucun temps ni aucun être ne saurait jamais plus les libérer.
Observer chaque scène avec la plus fine attention, tous les sens en éveil pénétrer l’atmosphère, et soudain voir le diable bel et bien caché dans les détails… si ce n’est Dieu.

Texte accompagnant l'exposition Isolation ceremony de Bruno Aveillan



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